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celle de Rivarol, c’est-à-dire le Dialogue du Chou et du Navet, qui se plaignent d’avoir été oubliés par l’abbé-poète dans ses peintures de luxe :

 Le navet n’a-t-il pas, dans le pays latin,
 Longtemps composé seul ton modeste festin,
 Avant que dans Paris ta muse froide et mince
 Égayât les soupers du commis et du prince ?
 .....................................................
 Je permets qu’au boudoir, sur les genoux des belles,
 Quand ses vers pomponnés enchantent les ruelles,
 Un élégant abbé rougisse un peu de nous,
 Et n’y parle jamais de navets et de choux.
 Son style citadin peint en beau les campagnes ;
 Sur un papier chinois il a vu les montagnes,
 La mer à l’Opéra, les forêts à Longchamps,
 Et tous ces grands objets ont ennobli ses chants.
 Ira-t-il, descendu de ces hauteurs sublimes,
 De vingt noms roturiers déshonorer ses rimes,
 Et, pour nous renonçant au musc du parfumeur,
 Des choux, qui l’ont nourri lui préférer l’odeur ?
 Papillon en rabat, coiffé d’une auréole,
 Dont le manteau plissé voltige au gré d’Éole,
 C’est assez qu’il effleure, en ses légers propos,
 Les bosquets et la rose, et Vénus et Paphos.
 La mode, au vol changeant, aux mobiles aigrettes,
 Semble avoir pour lui seul fixé ses girouettes ;
 Sur son char fugitif où brillent nos Laïs,
 L’ennemi des navets en vainqueur s’est assis,
 Et ceux qui pour Jeannot abandonnent Préville
 Lui décernent déjà le laurier de Virgile.

Il courut dans le temps une épigramme qui piqua, dit-on, le poète plus que la pièce même de Rivarol ; on la peut lire dans les Mémoires secrets (23 décembre 1782). Piron l’eût écrite s’il eût vécu ; c’est une protestation un peu crue du Dieu des Jardins contre les oripeaux du poète glacé. Ducis, vers le même temps, écrivait à Thomas au retour d’une course dans les montagnes du Dauphiné, et plein encore de l’im-