Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/93

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lumineux et cette blancheur des murailles du Levant lui causaient plus de souffrance que de joie. A son retour en France, il reprit sa vie mi-partie studieuse et distraite, et la Révolution seule la vint troubler.

Delille vit la Révolution avec les sentiments qu’on peut aisément supposer, et tout d’abord il s’écarta. Il alla passer l’été de 89 en Auvergne, près de sa mère qui vivait, et dans toutes sortes de triomphes. Quand il revint, il y avait eu le 14 juillet et le 5 octobre. Il écrivait à madame Lebrun, bientôt réfugiée à Rome : « La politique a tout perdu, on ne cause plus à Paris. » Il n’émigra point pourtant ; mais inoffensif, généralement aimé, se couvrant du nom de Montanier-Delille, et de plus en plus rapproché de sa gouvernante, qui passa bientôt pour sa nièce[1] et devint plus tard sa femme, il baissait la tête en silence durant les années les plus orageuses. Il quitta sa tonsure et mit des sabots. Cette époque de sa vie est assez obscure, et l’esprit de parti qui s’en est mêlé plus tard n’a pas aidé à l’éclaircir. Les royalistes ont exalté son courage, d’avoir ainsi bravé, par sa présence, les tyrans et les bourreaux : l’honnête M. Amar l’a comparé à Vernet se faisant attacher au mât du navire dans l’orage, pour être jusqu’au bout témoin de ce qu’il aurait à peindre. On a cité son Dithyrambe qui lui avait été demandé pour la fête de l’Être Suprême, et dont plusieurs vers étaient la satire des oppresseurs. M. Tissot a judicieusement, selon moi, discuté ce point, et rabattu des exagérations qu’on en a faites après coup[2]. Ce qu’il y a de certain, c’est que Chaumette protégea Delille ; ce qui le pro-

  1. L’abbé de Tressan, mal reçu d’elle un jour, ne put s’empêcher de dire à Delille : « Quand on choisit ses nièces, on les devrait mieux choisir. » – On trouvera à la fin de cet article une note contradictoire au sujet de madame Delille : une personne respectable qui l’a beaucoup connue a cru que l’opinion était à redresser sur son compte.
  2. On a positivement affirmé que les deux meilleures strophes de son fameux Dithyrambe furent récitées par lui au Collège de France bien avant la Révolution, qu’elles furent même imprimées dès 1776, et ne purent être par conséquent une inspiration de la Terreur.