Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/118

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mais, je ne sais si je m’abuse, elle me paraît charmante, et elle a semblé telle à de bons juges sur qui je l’ai essayée. C’est tout un petit roman finement touché, tendre et discret, un tableau peint de couleurs du temps, qui, à demi passées, font sourire et plaisent encore. Le chevalier écrit à la duchesse de Lesdiguières sur son sujet favori, sur les maîtres en fait d’usage et d’agréments. Mais où les trouver ces maîtres accomplis ? Ils sont souvent si libertins qu’ils échappent et qu’on ne les a pas comme on veut :

« Le meilleur expédient, poursuit-il, pour apprendre une chose en peu de temps et sans maître, c’est de s’imaginer qu’on n’a que cette seule voie pour obtenir ce qu’on souhaite le plus. Les violents désirs sont industrieux, et c’est ce qu’on dit que, lorsqu’on aime, ou ne trouve rien d’impossible.

« Un de mes amis, fort galant homme, m’étant un jour venu voir, lisoit je ne sais quoi que j’avois écrit, et le lisoit d’une manière que j’en fus charmé, quoique je n’eusse jamais eu de plaisir à le lire. Je lui demandai comment il avoit acquis cette science. – « Ha ! me répondit mon ami avec un profond soupir, de quoi m’allez-vous parler ? En revenant de Rome, je passai par une ville de France ; c’étoit sur la fin de mai, et le soir, prenant le frais dans un jardin où les dames se promenoient, j’en vis une qui me blessa dans la foule, sans dessein de me nuire, car elle ne m’avoit pas regardé, et je ne lui avois pu dire un seul mot. Cependant j’en devins, en moins de deux heures, si ardemment amoureux, que je fus toute la nuit sans dormir. Son visage et sa taille, son air à marcher et sa mine enjouée avec un sourire flatteur me repassoient devant les yeux, et ses paroles m’avoient tant plu qu’il me sembloit que je l’entendois encore discourir, et j’en étois enchanté, de sorte que, le lendemain, je la cherchois partout ; et, comme je m’en informois, j’appris qu’il y avoit peu de temps qu’elle étoit mariée, et que, dès le matin, elle étoit partie pour retourner dans une maison de campagne, et que cette maison étoit dans un désert. Je sus aussi que son mari étoit inaccessible aux gens du monde, qu’il ne songeoit qu’à son ménage et qu’à goûter le repos et les douceurs de la retraite. Je ne cherchois que des personnes qui me pussent parler d’elle, et j’en trouvois assez, parce que tout le monde l’aimoit ; et tant de choses qu’on m’en disoit augmentaient le désir que j’avois de la revoir et m’en ôtoient l’espérance. J’étais bien