Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/121

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remis le mieux que je pus, j’entrai dans un cabinet fort propre où je fis la révérence à la plus belle femme qu’on ait jamais vue ; je me baissai avec beaucoup de respect pour lui baiser la robe, mais elle m’en empêcha et me voulut bien saluer aussi civilement que si je n’eusse pas été déguisé. Elle tenoit un livre d’Astrée entre ses mains, et sur ses genoux la Jérusalem du Tasse[1], car elle savoit parfaitement la langue italienne, et faisoit cas de ces deux livres comme une personne de bon goût, de sorte qu’elle aimoit à s’en entretenir, et même à les ouïr lire d’un ton agréable. Je m’en aperçus bien vite, parce qu’en s’informant de ce que je savois, elle me demanda si je savois lire ; et comme son mari trouvoit cette question fort plaisante de s’enquérir d’un docteur s’il savoit lire, et qu’il en rioit à ne s’en pouvoir apaiser : Il y a, dit-elle, plus de mystère à lire qu’on ne pense ; – et cela me fit bien connoître qu’elle s’y plaisoit et qu’elle avoit le sentiment délicat. Aussi, pour dire le vrai, c’étoit le principal divertissement qu’elle pût avoir dans une si grande solitude.

« On le vint avertir qu’on avoit servi à souper, et monsieur me fit mettre auprès de ses enfants et me dit qu’il souhaiteroit bien de les voir savants, mais de la science du monde plutôt que de celle des docteurs. – Autrefois, continua-t-il, j’étudiai plus que je n’eusse voulu, parce que j’avois un père qui, n’ayant pas étudié, rapportoit à l’ignorance des lettres tout ce qui lui avoit mal réussi. Cela l’obligea de me laisser jusqu’à l’âge de vingt-deux ans au collège, et lorsque j’en fus sorti, je connus par expérience qu’excepté le latin que j’étois bien aise de savoir, tout ce qu’on m’avoit appris m’étoit non-seulement inutile, mais encore nuisible, à cause que je m’étois accoutumé à parler dans les disputes sans entendre ni ce qu’on me disoit, ni ce que je répondois, comme c’est l’ordinaire. J’eus beaucoup de peine à me défaire de cette mauvaise habitude quand j’allai dans le monde, et même à ne pas user de ces certains termes qui n’y sont pas bien reçus, outre que je me trouvois si neuf et si mal propre à ce que les autres faisoient que je ne m’osois montrer en bonne compagnie. Je m’imagine donc que tout ce qu’on doit le plus désirer pour aller dans le monde, c’est d’être honnête homme et d’en acquérir la réputation ; mais, pour y parvenir, que jugeriez-vous de plus à propos et de plus nécessaire ? – Alors je m’écriai d’une façon modeste et respectueuse : Ah ! monsieur, que vous parlez de bon sens et en habile homme !

  1. La Jérusalem et l’Astrée, c’étaient les plus belles nouveautés d’alors.