Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/191

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« Mais revenons. Pardonnez-moi les digressions, ma reine : je ne m’en contrains pas ; elles ne m’éloignent jamais de vous. Je ne parle longtemps de la même chose que lorsque je la considère en vous. Alors je m’y arrête, je la tourne de tous les sens : j’oublie tout le reste, j’oublie que c’est une lettre que j’écris et qu’il est impertinent de faire des amplifications à tout propos. Mais voici qui est encore long ; mon papier se remplira, et je ne vous ai point dit encore que je vous aime. C’est pourtant ce que je veux vous dire et vous redire mille fois : je ne puis assez vous le persuader. J’espère que vous penserez un peu à moi pendant votre séjour à Sens. Baisez-la souvent, et quelquefois pour moi. La pauvre petite ! que je voudrois qu’elle fût heureuse ! Elle le sera si elle vous ressemble : c’est de notre humeur que dépend notre bonheur. N’oubliez pas qu’il faut qu’elle sache la musique : c’est un talent agréable pour soi et pour les autres. On ne sauroit commencer trop tôt : on ne la possède bien que quand on l’apprend dans la première enfance.

« Vous m’avez fait grand plaisir de m’écrire vos amusements d’Ablon : mais je ne trouve pas trop à propos que vous alliez à la chasse au soleil, surtout si les chaleurs sont aussi grandes où vous êtes qu’ici. Vos coiffes garantissent mal la tête, et les coups de soleil sont dangereux et très-fréquents dans cette saison. La brutalité du garde qui trouve mauvais que vous tiriez, et la politesse du chien qui rapporte votre gibier, prouvent clairement que les hommes ont souvent moins de discernement que les bêtes. Si la métempsychose avoit lieu, je consentirois sans répugnance à devenir comme le chien qui vous a caressée, qui vous a rendu service ; mais je serois au désespoir s’il me falloit quelque jour ressembler à cet homme farouche qui se formalise si durement et si mal à propos. Je me sens aujourd’hui plus de goût que jamais pour les chiens. J’ai beaucoup caressé tous les miens : je voudrois témoigner à toute l’espèce la reconnoissance que j’ai de l’honnêteté de leur confrère à votre égard.

« Je vous embrasse, ma très-aimable Aïssé. Vous êtes pour toujours la reine de mon cœur. »