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triss Calista à Bath[1]. Aimez-moi malgré mes folies ; je suis un bon diable au fond. Excusez-moi près de M. de Charrière. Ne vous inquiétez absolument pas de ma situation : moi, je m’en amuse comme si c’était celle d’un autre[2]. Je ris pendant des heures de cette complication d’extravagances, et quand je me regarde dans le miroir, je me dis, non pas : « Ah ! James Boswell[3] ! » mais : « Ah ! Benjamin, Benjamin Constant ! » Ma famille me gronderait bien d’avoir oublié le de et le Rebecque ; mais je les vendrais à présent three pence a piece. Adieu, madame.

« Constant. »

« P. S. Répondez-moi quelques mots, je vous prie. J’espère que je pourrai encore afford to pay le port de vos lettres. Adressez-les comme ci-dessous, mot à mot :

« H. B. CONSTANT, esq.
« LONDON.
To be left at the post office
till called for. »

  1. C’est une allusion à un passage du meilleur des romans de Mme  de Charrière, Caliste, ou Lettres écrites de Lausanne : « Un jour, j’étais assis sur un des bancs de la promenade ;… une femme que je me souvins d’avoir déjà vue vint s’asseoir à l’autre extrémité du même banc. Nous restâmes longtemps sans rien dire, etc. »
  2. Tout Benjamin Constant est déjà là ; se dédoubler ainsi et avoir une moitié de soi-même qui se moque l’autre. Cette moitié moqueuse finira par être l’homme tout entier. Le refrain habituel de Benjamin Constant, dans toutes les circonstances petites ou grandes de la vie, était : « Je suis furieux, j’enrage, mais ça m’est bien égal. » Nous surprenons ici la disposition fatale dans son germe déjà éclos.
  3. Mme  de Charrière, enthousiaste de Paoli, avait engagé Benjamin Constant à traduire de l’anglais l’ouvrage de James Boswell, intitulé An Account of Corsica, and Memoirs of Pascal Paoli, qui eut une très-grande vogue vers 1768. La traduction fut entreprise, puis abandonnée, comme tant d’autres choses, par l’inconstant (c’est ainsi qu’on désignait notre Benjamin dans la société de Lausanne).