Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/207

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cent lieues de plus ou de moins ne sont rien pour moi. Je me porte beaucoup mieux que je ne me suis jamais porté : j’ai une espèce de cheval qui me porte aussi très-bien, quoi qu’il soit vieux et usé. Je fais quarante à cinquante milles par jour. Je me couche de bonne heure, je me lève de bonne heure, et je n’ai rien à regretter que le plaisir de me plaindre et la dignité de la langueur[1].

« Vous avez tort de douter de l’existence de Patterdale. Il est très-vrai que ma lettre datée d’ici était une plaisanterie ; mais il est aussi très-vrai que Patterdale est une petite town, dans le Westmoreland, et qu’après un mois de courses en Angleterre, en Écosse, du nord au sud et du sud au nord, dans les plaines de Norfolk et dans les montagnes du Clackmannan, je suis aujourd’hui et depuis deux jours ici, avec mon chien, mon cheval et toutes vos lettres, non pas chez le curé, mais à l’auberge. Je pars demain, et je couche à Keswick, à vingt-quatre milles d’ici, où je verrai une sorte de peintre, de guide, d’auteur, de poëte, d’enthousiaste, de je ne sais quoi, qui me mettra au fait de ce que je n’ai pas vu, pour que, de retour, je puisse mentir comme un autre et donner à mes mensonges un air de famille. J’ai griffonné une description bien longue, parce que je n’ai pas eu le temps de l’abréger, de Patterdale. Je vous la garantis vraie dans la moitié de ses points, car je ne sais pas, comme je n’ai pas eu la patience ni le temps de la relire, où j’ai pu

  1. Un des premiers désirs de Benjamin Constant, à son adolescence, fut de voyager seul, à pied, vivant au jour le jour comme Jean-Jacques Rousseau ; mais il y avait entre l’illustre Genevois et le gentilhomme vaudois cette différence, que celui-ci trouvait à peu près partout, grâce à son nom et au crédit de sa famille, des bourses ouvertes et un accueil que le pauvre Jean-Jacques ne put jamais rencontrer au début de sa carrière. On vient de voir comment le voyage pédestre s’est transformé en promenade à cheval. Le jeune Constant pouvait bien ressentir, grâce à son imprévoyance calculée, une gêne d’un moment, mais jamais les angoisses de la misère. Sa détresse était plus ou moins factice.