Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/215

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n’ai qu’un demi-quart d’heure à moi. Mon oncle, sachant que M. de Salgas[1] doit venir enfin chercher sa femme[2], voudrait que vous vinssiez avec lui. Vous trouveriez, dit-il, une famille toute disposée à vous aimer, à vous admirer, et, ce qui vaut mieux, le plus beau pays du monde. Mon manoir de Beausoleil est bien petit ; mais si vous venez avec M. de Salgas, je vous demande la préférence sur mon oncle et sur sa résidence plus confortable ; je le lui ai déjà déclaré. Ce n’est qu’une petite course, et si vous voulez m’admettre pour votre chevalier errant, nous retournerons ensemble à Colombier. » – Mme de Charrière vint en effet, et emmena au retour le jeune Constant, ou du moins celui-ci l’alla rejoindre. Ces deux mois de séjour, de maladie, de convalescence, auprès d’une personne supérieure et affectueuse, semblèrent modifier sa nature et lui communiquer quelque chose de plus calme, de plus heureux. Par malheur,

    pas les yeux ni les oreilles, et ils laissent un vide que je n’éprouve pas lorsque j’ai été avec vous. Je ne sais pas quand je jouirai de ce bonheur ; mes occupations vont si bien qu’on craint de les interrompre. M. Duplessis vous assure de ses respects ; il aura l’honneur de vous écrire. Adieu, ma chère, bonne et excellentissime grand’mère ; vous êtes l’objet continuel de mes prières. Je n’ai d’autre bénédiction à demander à Dieu que votre conservation. Aimez-moi toujours et faites-m’en donner l’assurance. » – On se demande involontairement, après avoir lu une telle lettre, s’il est bien possible qu’elle soit d’un enfant de douze ans. Quoi qu’on puisse dire, elle ne fait, pour le ton et pour le tour d’esprit, que devancer les nôtres, qui semblent venir exprès pour la confirmer. – (On m’assure, depuis que tout ceci est écrit, que la lettre n’est qu’un pastiche, du fait d’un M. Châtelain, de Rolle, habile en son temps à ces sortes de supercheries et d’espiégleries.)

  1. Le baron de Salgas, gentilhomme protestant de la maison de Pelet, dont les ancêtres avaient quitté la France à la révocation de l’Édit de Nantes ; il avait passé des années à la cour d’Angleterre en qualité de gouverneur d’un des jeunes princes de la maison de Hanovre. Retiré à Rolle, dans le pays de Vaud, il y vivait étroitement lié avec M. de Charrière.
  2. La femme de M. de Constant, la générale de Constant, comme on disait.