Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/283

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prochent, le connaissent et sont ses amis, doivent ne pas exiger d’autre bonheur. »

Ce qui frappe d’abord ici, c’est combien le ton diffère de celui de tant de pages précédentes : on entre dans une sphère nouvelle ; il y a dignité, élévation. Le dirai-je ? ces qualités sont précisément ce qui manquait à la relation de Benjamin Constant et de Mme  de Charrière. L’excès d’analyse, la facilité de médisance et d’ironie, une habitude d’incrédulité et d’épicuréisme, venaient corrompre à tout instant ce que cette influence pouvait avoir d’affectueux et de bon ; Mme de Charrière était le xviiie siècle en personne pour Benjamin Constant ; il rompit à un certain moment avec elle et avec lui. Homme singulier, esprit aussi distingué que malheureux, assemblage de tous les contraires, patriote longtemps sans patrie, initiateur et novateur jeté entre deux siècles, tenant à l’un, à l’ancien, par les racines, hélas ! et par les mœurs, visant au nouveau par la tête et par les tentatives, il fut heureux qu’à une heure décisive, un génie cordial et puissant, le génie de l’avenir en quelque sorte, lui apparût, lui apprît le sentiment, si absent jusqu’alors, de l’admiration, et le tirât des lentes et misérables agonies où il se traînait. Il eût été guéri à coup sûr par ce bienfaisant génie, s’il eût pu l’être ; il fut convié du moins et associé aux nobles efforts ; il put se créer et poursuivre le fantôme, parfois attachant, d’une haute et publique destinée.

Les opinions politiques de Benjamin Constant durant cette fin d’année 1794 se poussent, s’acheminent de plus en plus dans le sens indiqué, et concordent parfaitement avec celles qu’il produira deux ans plus tard, en 96, dans ses premières brochures :

« La politique française, écrit-il agréablement à Mme  de Charrière (14 octobre 1794), s’adoucit d’une manière étonnante. Je suis devenu tout à fait talliéniste, et c’est avec plaisir que je vois le parti modéré prendre un ascendant