Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/330

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rendre), il n’a regardé le renversement comme un but ; mais il l’a toujours accepté comme une chance.

Qu’une remarque ici, une conjecture me soit permise. Le monde même où il vivait, et contre lequel il était en garde, dut, ce me semble, l’aider en ce travail de modération plus que l’éminent jeune homme ne le crut peut-être. Habitant en quelque sorte dans deux atmosphères, il portait et gardait, sans y songer, de l’une dans l’autre. Il serait injuste de ne juger un milieu que par l’endroit où l’on s’en sépare, et d’omettre tout ce qu’il nous a insensiblement communiqué. La tiédeur d’opinions de la société pouvait sans doute l’impatienter souvent, l’irriter même un peu, et il aspirait à des régions plus franches ; mais aussi, à peine rentré dans cet air plus vif de l’intelligence pure, il conservait un liant que l’école ne connut jamais, il cherchait un tempérament, il concevait des distinctions, des transitions, qui étaient autant de ressouvenirs de ce qu’il venait de quitter. L’homme d’esprit et l’homme du monde gardaient encore à vue le théoricien, et le sentiment du réel ne l’abandonnait pas. Dans ce monde d’ailleurs qu’il savait si bien, et parmi les amis particuliers de sa mère, se trouvaient deux hommes qu’il ne saurait avoir été indifférent à aucun bon esprit d’avoir connus et pratiqués dès la jeunesse. Ceux qui n’ont eu l’honneur d’aborder que tard M. Molé et M. Pasquier peuvent bien apprécier tout ce qu’on apprend à les voir et à les entendre, et que la théorie moderne ne supplée pas. Sans me permettre d’entrer ici dans les différences qui les caractérisent et en laissant de côté ce qu’il y a de particulier dans chacun d’eux, j’avoue pour mon compte avoir ignoré jusque-là, avant de l’avoir considéré dans leur exemple, ce que c’est que la justesse d’esprit en elle-même, cette faculté modérée, prudente, vraiment politique, qui ne devance qu’autant qu’il est nécessaire, mais toujours prête à comprendre, à accepter sagement, à aviser, et qui, après tant d’années, se retrouve sans fatigue au pas de tous les