Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/341

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Depuis lors, et malgré les efforts restrictifs, la liberté politique de la presse ne cessa de gagner du terrain : elle existait de fait au moment de la convocation des États-généraux. Proclamée alors plutôt que constituée, elle partagea, sous les régimes qui suivirent, le sort de toutes les autres libertés ; la faction dominante se l’adjugea, et elle devint, un des privilèges du plus fort.

« Toujours est-il vrai de dire, ajoutait l’auteur, que, même alors, en qualité d’instrument de publicité, la presse fut regardée comme un moyen de gouvernement, et le dernier maître qui a possédé la France le reconnut lui-même à son tour. Dans le grand nombre des nécessités politiques qu’impose le temps où nous vivons, il n’y en a guère qui aient échappé à sa pénétration, hors la nécessité d’être juste. Véritable usurpateur des forces de la société, il s’en arrogea l’emploi pour s’en approprier le bénéfice, espèce de grand monopole qu’il voulut étendre sur l’Europe entière. C’est ainsi que, remarquant la puissance actuelle de la presse, il la confisqua au profit de son empire, et la contraignit à devenir complice de son système de déception ; mais cet abus même indique qu’en cela, comme en tout, il comprit son siècle ; et la preuve qu’il le comprit, c’est qu’il ne chercha pas moins à le corrompre qu’à le comprimer. Non content d’effrayer par la force, d’entraîner par le succès, d’éblouir par la gloire, il jugea qu’il fallait encore s’adresser à l’esprit des hommes et le séduire ; il se mit à plaider lui-même, dans le Moniteur, la cause qu’il gagnait avec son épée. Je ne sache pas de signe plus frappant de la nature du temps où nous sommes, que cette obligation où se crut un conquérant de se faire sophiste ; singulière combinaison, qui semble à la fois une insulte et un hommage à la raison humaine ! »

Poursuivant ses déductions, l’auteur s’appliquait à montrer que la liberté reconnue aux citoyens de communiquer entre eux et de prendre acte de leurs opinions (ce qui, dans un grand empire, ne peut se faire que par la presse) était le seul moyen de créer une pensée commune fondée sur un commun intérêt, de hâter la formation des masses, et, en dissipant les fantômes nés du conflit des souvenirs, d’éclai-