Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/363

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un coin de rue, sur une affiche de spectacle, vit l’annonce d’une pièce d’Héloïse et Abélard, qu’on donnait à l’Ambigu-Comique ; il se dit à l’instant : Voilà l’homme que je cherchais, et il se mit au drame d’Abélard.

Le drame fait et achevé, il devint ministre, et ce ne fut qu’au sortir de là qu’il put essayer des lectures, vers le temps précisément où il publiait ses Essais de philosophie. Il ne hait pas ces sortes de diversions qui donnent le change à la curiosité oisive et qui déjouent la louange banale. A cause de sa publication, on allait se croire obligé dans le monde de lui parler philosophie à tout propos, et, par égard pour les gens, il se mit à lire son Abélard. Le succès fut grand, prodigieux ; durant deux hivers l’intérêt se soutint, et la conversation vécut presque uniquement là-dessus ; mais, cette fois, ce n’était pas un intérêt passager dû à la nouveauté du genre, à la vivacité de quelques tableaux ; le sérieux du fond, l’amusant du détail, l’ampleur et la variété du développement, le caractère passionné et dramatique qui pénétrait jusque dans les portions les plus élevées du sujet, tout attestait une œuvre durable. L’auteur fut mis en demeure de publier.

Il s’y préparait ou en avait l’air, et, pour s’en donner le prétexte, il se mit à faire des recherches plus particulières sur les ouvrages et sur les doctrines d’Abélard. Il voulait adjoindre cette introduction au drame, comme s’il y avait eu besoin d’un passe-port auprès des érudits et des personnes graves ainsi ; se disait-il, Raynouard avait annexé aux Templiers une dissertation sur le procès de l’Ordre ; mais peu à peu il se trouva avoir fait un nouvel ouvrage qui ne cadrait plus de tout point avec le premier, et qui surtout ne pouvait lui servir d’accompagnement. Il fallait les deux à part et à la fois, ou bien il fallait choisir entre les deux. L’auteur se trouvait placé dans une perplexité piquante : d’un côté, tous ses talents secrets et son culte le plus cher, la philosophie, résumés dans une œuvre étendue, attachante, et