Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/37

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Après une longue suite de traits plus ou moins naïfs et passionnés, ou même spirituels (car le poëte se joue par moments), l’idée du début se retrouve à la conclusion, et la pièce finit sur ce retour : « C’est ainsi que Polyphème conduisait son amour en chantant, et cela lui réussissait mieux que s’il avait donné de l’or pour se guérir. » Un poëte bucolique des âges postérieurs, né en Sicile comme Théocrite, Calpurnius, a résumé heureusement la recette du maître dans ce vers d’une de ses églogues :

Cantet, amat quod quisque : levant et carmina curas.

Maintenant, s’il faut dire toute ma pensée, je trouverai que la pièce, si charmante, si agréable qu’elle soit, ne répond pas entièrement à l’accent du début ; elle n’est bien souvent que gracieuse et ingénieuse ; les adorables passages où se fait jour le sentiment, et qui nous sont plus familièrement connus par les imitations exquises dispersées dans Virgile, prennent un singulier tour dans la bouche du Cyclope amoureux, et appellent vite le sourire. Le poëte n’a pas résisté au plaisir du contraste, et ce jeu corrige par trop l’effet de la passion. Quand Polyphème, pour tenter la Nymphe, lui promet quatre petits ours, quand il lui dit qu’il l’aime mieux que son œil unique, et qu’il consentirait à ce qu’elle le lui brûlât, c’est naturel, c’est même touchant encore ; mais quand il regrette que sa mère ne l’ait pas fait naître avec des branchies afin de pouvoir nager comme les poissons, quand il se montre déjà tout amaigri, et que, pour punir sa mère de ne pas lui être serviable, pour la faire enrager (comme dit Fontenelle), il menace de se plaindre de je ne sais quel mal à la tête et aux pieds, la mignardise décidément commence, et elle va jusqu’à la mièvrerie. Cela ressemble trop à une parodie moqueuse, de voir le pâtre colossal le prendre sur ce ton et faire l’enfant, comme l’Amour piqué qui s’en viendrait bouder sa mère. On a beau dire qu’il s’agit ici de Polyphème jeune et à son premier duvet,