Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/437

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lez savoir des nouvelles de notre affaire, je vous dirai, quelque juste qu’elle fût, qu’elle a été jugée entièrement contre nous ; et, pour vous parler franchement, ma pensée est que l’Ordre de Cîteaux est rejeté de Dieu ; qu’étant arrivé au comble de l’iniquité, il n’étoit pas digne du bien que nous prétendions y faire, et que nous-mêmes, qui voulions en procurer le rétablissement, ne méritions pas que Dieu protégeât nos desseins ni qu’il les fît réussir. » Il revient en plusieurs endroits sur cette idée désespérée ; son jugement sur son Ordre est décisif : les ruines mêmes, s’écrie-t-il, en sont irréparables. Et que ne dirait-il pas des autres Ordres s’il se permettait également d’en juger ? Il avait résigné à l’abbé Favier son abbaye de Saint-Symphorien-lez-Beauvais, dont ce dernier ne savait trop que faire. Le peu de religieux qui y restaient vivaient avec scandale : « D’y en mettre de réformés, lui écrivait Rancé, cela n’est plus possible ; les réformes sont tellement décriées, et en partie par la mauvaise conduite des religieux, qu’on ne veut plus souffrir qu’on les introduise dans les lieux où il n’y en a point. Ce sont nos péchés qui en sont cause. » (Lettre du 14 septembre 1689). – Ainsi le grand siècle, ce siècle de Louis XIV que nous nous figurons de loin comme fervent, était à bout des moines, et cela de l’aveu du plus saint et du plus pur des réformateurs monastiques du temps. La différence profonde qui, dans le sentiment de Rancé et d’après l’institution rigoureuse de l’Église, devait distinguer les moines proprement dits d’avec le corps du clergé séculier, s’effaçait de plus en plus dans les esprits et n’était plus parfaitement comprise, même des estimables Sainte-Marthe, même des vénérables Mabillon. Aussi on s’aperçoit, dans tout le cours de cette correspondance, à quel point Rancé fit scandale de sainteté à son époque.

« Nous vivons, écrivait-il encore (à l’abbé Nicaise), nous vivons dans des siècles plus prudents et plus sages, je dis de