Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/463

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« Il est certain, mon Révérend Père, que je me suis conduit dans la Congrégation d’une manière irréprochable. Si j’ai des ennemis parmi vous, je ne crains pas de les prendre eux-mêmes à témoin. Mon caractère est naturellement plein d’honneur. J’aimois un corps auquel j’étois attaché par mes promesses ; je souhaitois d’y être aimé ; et, fait comme je suis, j’aurois perdu la vie plutôt que de commettre quelque chose d’opposé à ces deux sentiments. J’ai d’ailleurs les manières honnêtes et l’humeur assez douce ; je rends volontiers service ; je hais les murmures et les détractions ; je suis porté d’inclination au travail, et je ne crois pas vous avoir déshonoré dans les petits emplois dont j’ai été chargé. Par quel malheur est-il donc arrivé qu’on n’a jamais cessé de me regarder avec défiance dans la Congrégation, qu’on m’a soupçonné plus d’une fois des trahisons les plus noires, et qu’on m’en a toujours cru capable, lors même que l’évidence n’a pas permis qu’on m’en accusât ? J’ai des preuves à donner là-dessus qui passeroient les bornes d’une lettre, et, pour peu que chacun veuille s’expliquer sincèrement, l’on conviendra que telle est à mon égard la disposition de presque tous vos religieux. J’avois espéré, mon Révérend Père, que la grâce que vous m’aviez faite de m’appeler à Paris pourrait effacer des préventions si injustes, ou qu’elle les empêcheroit du moins d’éclater. Cependant on m’écrit de province qu’un visiteur, se vantant à table d’avoir contribué à m’y faire venir, en a donné pour raison que j’y serois moins dangereux qu’autre part, et qu’il falloit d’ailleurs tirer de moi tout ce qu’on peut du côté des sciences, puisqu’il seroit contre la prudence de me confier des emplois. Un séculier, homme d’honneur et de distinction, m’a assuré, par un billet écrit exprès, qu’il avoit entendu dire à peu près la même chose à Votre Révérence. Vous conviendrez, mon Révérend Père, que cela est piquant pour un honnête homme. Tout autre que moi se croiroit peut-être autorisé à vous marquer son ressentiment par des injures ; mais, je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas mon caractère. Trouvez bon seulement que j’évite par ma retraite une persécution que je mérite si peu. Quittons-nous sans aigreur et, sans violence. J’ai perdu chez vous, dans l’espace de huit ans, ma santé, mes yeux, mon repos, personne ne l’ignore ; c’est être assez puni d’y avoir demeuré si longtemps. N’ajoutez point à ces peines celles que j’aurois à souffrir si j’apprenois que vous voulussiez vous opposer aux démarches que je fais pour m’en délivrer. Je vous déclare que vos oppositions seroient inutiles par les sages mesures que j’ai su prendre. Je vous respecte beaucoup, mais je ne vous crains nullement, et peut-être pourrois-je me faire craindre si vous en usiez mal ; car autant je