Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/496

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de la nature morale dans ses ressources et dans son ensemble. Je ne sais qui a dit que l’expérience dans certains esprits ressemble à l’eau amassée d’une citerne : elle ne tarde pas à se corrompre. Pour Topffer, l’expérience ressemblait plutôt à une source courante et sans cesse variée sous le soleil.

Ainsi, heureux et sage, la célébrité n’avait introduit aucune agitation étrangère dans sa vie, aucune ambition dans son âme. Au dernier jour, comme il y a vingt ans, voué tout entier à ce qu’il appelait le charme obscur des affections solides, on l’eût vu accoudé, le soir, entre son vénérable père, sa digne compagne, ses nombreux enfants et quelques amis de choix, confondre le sérieux dans la gaieté, et faire éclore la leçon en passe-temps. Il continuait de vivre et de jouer sous ces mille formes que lui dictait un secret instinct ; le crayon jouait sous ses doigts, et la saillie accompagnait le crayon, comme un air qu’on sait suit naturellement les paroles. Aussi, malgré ses souffrances des derniers temps, malgré les douleurs si légitimes et si inconsolables qu’il laisse en des cœurs fidèles, pourrait-on se risquer à trouver que cette fin même est heureuse, et que sa destinée tranchée avant l’heure a pourtant été complète, si un père octogénaire ne lui survivait : les funérailles des fils, on l’a dit, sont toujours contre la nature quand les parents y assistent.

Depuis quelques années, la santé de Topffer, longtemps florissante, paraissait décliner sans qu’il en sût la cause. Il n’accusait que ses yeux, dont l’état de douleur s’aggravait et ne laissait pas de l’alarmer. En 1842, il fit avec son pensionnat son dernier grand voyage alpestre au mont Blanc et au Grimsel. Nous en avons sous les yeux le récit et les dessins, que M. Dubochet se propose de publier comme un tome second des Voyages en zigzag. Jamais, selon nous, Topffer n’a mieux fait et n’a été davantage lui-même. Il semblait, dès le jour du départ, se dire que ce voyage serait le dernier ;