Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/503

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelle il se sentait irrésistiblement appelé ; il s’enivrait d’un dernier rayon. Calame venait lui donner des conseils, et les petits tableaux assez nombreux qu’il a exécutés durant ces deux mois à peine attestent quelle était sa profonde vocation native. Mais bientôt cette dernière diversion cessa ; et dès lors, durant les mois et les semaines du rapide déclin, il n’y aurait plus à noter que les délicatesses de son âme toujours ouverte et sensible à tout, les soins tendrement ingénieux d’une admirable épouse, la sollicitude unanime de tout ce qui l’approchait, jusqu’à ce qu’enfin à son tour, accompagné de la cité tout entière qui lui faisait cortége, ce qui restait de lui sur la terre s’achemina, le 11 juin, vers cette dernière allée de grands hêtres qui mènent au Champ du repos. C’est ainsi que lui-même nous les a montrés autrefois dans son gai récit de la Peur ; c’est ainsi qu’il y revenait plus mélancoliquement dans son dernier roman de Rosa et Gertrude.

Il y a pour nous à dire quelque chose de ce roman qu’on va lire[1], et qui ne jurera en rien avec le récent souvenir funèbre. C’est une douce histoire, touchante, simple, savante pourtant de composition et sans en avoir l’air. Un bon pasteur y tient la plume et y garde jusqu’au bout la parole, M. Bernier, digne collègue de M. Prévère. Un jour, dans une rue écartée de Genève, par un temps de bise, en allant porter des consolations à un agonisant, M. Bernier a rencontré deux jeunes filles innocemment rieuses, qui se tenaient par le bras et se garaient de leur mieux contre les bouffées du vent. Comment il s’intéresse au premier aspect à ces deux jeunes personnes étrangères, comment il les remet dans leur chemin qu’elles avaient perdu, comment il les rencontre de temps en temps et se trouve peu à peu et sans le vouloir mêlé à leur destinée : tout cela est raconté

  1. Ces pages ont été écrites pour être publiées d’abord en tête du roman même.