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transformant, que c’est à peine convenable de venir ainsi rappeler ce qui est déjà si loin de nous. – Remercions du moins, en courant, les amis et les éditeurs de M. Vinet de recueillir ce qu’il avait laissé d’épars, et engageons-les, malgré tout, à continuer de nous donner ce qui reste de son précieux héritage.

Octobre 1848.

J’ai tant de fois parlé de M. Vinet, que j’ai peut-être le droit de mettre ici une lettre de lui, la première que j’ai reçue et qui m’est si honorable. Elle servira en même temps à bien fixer le point de départ de nos rapports, sur lesquels des critiques estimables (M. Saint-René Taillandier entre autres) ont parlé un peu au hasard. Je n’ai pas besoin de faire remarquer que, dans la lettre qu’on va lire, M. Vinet se montre d’une modestie excessive, et qui va jusqu’à l’humilité. C’était une de ses faiblesses ou, comme on le voudra, de ses vertus. Dans un premier voyage que j’avais fait en Suisse pendant l’été de 1837, j’avais appris à le connaître (sans le voir personnellement) et à l’apprécier. À mon retour à Paris, je m’empressai de donner à la Revue des Deux-Mondes une étude dont il était le sujet et qui parut le 15 septembre 1837[1]. C’est à cette occasion que M. Vinet m’écrivit :

« Monsieur, on vient de m’envoyer la livraison de la Revue des Deux-Mondes, où se trouve l’article que vous avez bien voulu me consacrer. Il me serait difficile de vous exprimer tous les sentiments que j’ai éprouvés en le lisant ; je ne les démêle pas très-bien moi-même. Je ne veux pas vous dissimuler l’espèce d’effroi qui m’a saisi en me voyant tirer du demi-jour qui me convenait si bien vers une lumière si vive et si inattendue ; ce sentiment est excusable : il y va de trop pour moi, sous toutes sortes de sérieux rapports, d’être jugé avec une si extrême bienveillance dans un article dont vous êtes l’auteur et que vous avez signé. Il faudrait un bien grand fonds d’humilité pour en prendre facilement et vite mon parti. Cependant, monsieur, je ferais tort à la vérité, si je ne disais pas que j’ai éprouvé, au milieu de ma confusion, un vif plaisir, et je me ferais tort à moi-même si je dissimulais ma reconnaissance, qui a été plus vive encore, et qui a fait la meilleure partie de mon plaisir. C’en

  1. Voir au tome II des Portraits contemporains.