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XXV

De même qu’un arbre pousse inévitablement du côté d’où lui vient la lumière et développe ses branches dans ce sens, de même l’homme, qui a l’illusion de se croire libre, pousse et se porte du côté où il sent que sa faculté secrète peut trouver jour à se développer. Celui qui se sent le don de la parole se persuade que le gouvernement de tribune est le meilleur, et il y tend ; et ainsi de chacun. En un mot, l’homme est instinctivement conduit par sa faculté à se faire telle ou telle opinion, à porter tel ou tel jugement, et à désirer, à espérer, à agir en conséquence.

XXVI

On peut avoir un idéal plus grand que soi, mais chacun fait commencer le joli au point où il sait atteindre lui-même.

XXVII

La bonne chère, le goût et le choix qu’on y porte, est souvent un signe de délicatesse au moral. Le goût s’applique volontiers aux deux ordres ; l’abbé Gédoyn l’a très-bien remarqué : « Le goût, à proprement parler, emporte l’idée de je ne sais quelle matérialité. » Il y entre une part de sens. Le mot judicium des Latins a une acception plus étendue et un peu plus abstraite que notre mot goût. – Les gens d’esprit qui, à table, mangent au hasard et engloutissent pêle-mêle, avec une sorte de dédain, ce qui est nécessaire à la nourriture du corps (et j’ai vu la plupart des doctrinaires faire ainsi), peuvent être de grands raisonneurs et de hautes intelligences, mais ils ne sont pas des gens de goût.

XXVIII

Je ferai aux hommes politiques de l’École doctrinaire et métaphysique un reproche qui étonnera au premier abord ceux qui les connaissent : c’est d’avoir trop peu d’amour-