Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/150

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ses travaux, je le voyais vaincu, étouffé, malheureux comme notre ami : il avait eu, du moins, le temps de se faire illustre.

En suivant ce cours de M. de Lamarck, j'eus occasion d'y connaître un jeune homme d'esprit et de mérite qui y venait assidûment. Nous causions volontiers ensemble des idées de la leçon, des matières philosophiques en litige. Il était plus âgé que moi ; sorti des écoles de l'Oratoire, vers les premières années de la Révolution, et très versé dans les écrits et les personnages récents. Il parlait à merveille des opinions de MM. Cabanis et Destutt-Tracy, et de la société d'Auteuil, qu'il me révéla, et dans laquelle il avait été introduit, du vivant même de madame Helvétius. Je l'écoutais avec charme, je l'interrogeais beaucoup, et il alla au-devant d'un désir que je n'eusse osé exprimer, en m'offrant de me présenter à l'un des dîners philosophiques qui avaient lieu encore tous les tridis, mais que leur nuance idéologique et républicaine pouvait d'un moment à l'autre faire cesser. Quelques pages sur l'analyse de l'Imagination, que je lui avais confiées, et qui avaient plu extrêmement à deux des philosophes, servirent de passeport à sa demande en ma faveur. Il se hâta, heureusement pour moi, et j'eus l'honneur d'assister au dernier, je crois, de ces dîners des tridis : c'était chez un restaurateur au coin de la rue du Bac du côté du pont. Je me sentis saisi de respect et frappé de silence au milieu de ces hommes graves et tous plus ou moins célèbres, moi venu d'un bord si différent. Je ne perdis pas une seule de leurs paroles ; elles étaient simples, d'une logique suivie, nettes et ingénieuses, pleines de précision et de bien dire. Garat seul poussait un peu au brillant. La politique, qui laissait percer des ombres sous l'enjouement des convives, n'éclata qu'à la fin comme un orage. Un mot de quelqu'un contre l'affectation à l'Empire rompit la discussion philosophique