Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/172

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si j'avais les yeux dessillés. Toutes les choses visibles du monde et de la nature, toutes les œuvres et tous les êtres, outre leur signification matérielle, de première vue, d'ordre élémentaire et d'utilité, me parurent acquérir la signification morale d'une pensée, - de quelque pensée d'harmonie, de beauté, de tristesse, d'attendrissement, d'austérité ou d'admiration. Et il était au pouvoir de mon sens moral intérieur, en s'y dirigeant, d'interpréter ou du moins de soupçonner ces signes divers, de cueillir ou du moins d'odorer les fruits du verger mystérieux, de dégager quelques syllabes de cette grande parole qui, fixée ici, errante là, frémissait partout dans la nature. J'y voyais exactement le contraire du monde désolant de Lamarck, dont la base était muette et morte. La Création, comme un vestibule jadis souillé, se rouvrait à l'homme, ornée de vases sonores, de tiges inclinées pleine de voix amies, d'insinuations en général bonnes et probablement peuplées en réalité d'innombrables Esprits vigilants. Au-dessous des animaux et des fleurs, les pierres elles-mêmes, dans leur empêchement grossier, les pierres des rues et des murs n'étaient pas dénuées de toute participation à la parole universelle. Mais plus la matière devenait légère, plus les signes volatils et insaisissables et plus ils étaient pénétrants.

Pendant plusieurs jours tandis que je marchais sous cette impression, le long des rues désertes, la face aux nuages, le front balayé des souffles de l'air, il me semblait que je sentais en effet, au-dessus de ma tête, flotter et glisser les pensées.

Ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'on peut être homme et tout à fait ignorer cela. On peut être homme de valeur, de génie spécial et de mérite humain et ne sentir nullement les ondulations de cette vraie atmosphère qui nous baigne ; ou, si l'on n'évite pas sans doute d'en être atteint, en quelque moment, on sait y