Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/19

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J'avais dix-sept ou dix-huit ans quand j'entrai dans le monde ; le monde lui-même alors se rouvrait à peine et tâchait de se recomposer après les désastres de la Révolution. J'étais resté jusque-là isolé, au fond d'une campagne, étudiant et rêvant beaucoup ; grave, pieux et pur. J'avais fait une bonne première communion et, durant les deux ou trois années qui suivirent, ma ferveur religieuse ne s'était pas attiédie. Mes sentiments politiques se rapportaient à ceux de ma famille, de ma province, de la minorité dépouillée et proscrite ; je me les étais appropriés dans une méditation précoce et douloureuse, cherchant de moi-même la cause supérieure, le sens de ces catastrophes qu'autour de moi j'entendais accuser comme de soudains accidents. C'est une école inappréciable pour une enfance recueillie de ne pas se trouver dès sa naissance, et par la position de ses entours dans le mouvement du siècle, de ne pas faire ses premiers pas avec la foule au milieu de la fête, et d'aborder à l'écart la société présente par une contradiction de sentiments qui double la vigueur native et hâte la maturité. Les enfances venues en plein siècle, et que tout prédispose à l'opinion régnante, s'y épuisent plus vite et confondent longtemps en pure perte leur premier feu dans l'enthousiasme général. Le trop de facilité qu'elles trouvent à se rendre compte de ce qui triomphe les disperse souvent et les évapore. La résistance, au contraire, refoule, éprouve, et fait de bonne heure que la volonté dit Moi. De même, pour la vigueur physique, il n'est pas indifférent de naître et de grandir le long de quelque plage, en lutte assidue avec l'Océan.

Ces chastes années qui sont comme une solide épargne amassée sans labeur et prélevée sur la corruption