Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/200

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au lieu de demeurer pénétré de tant de marques et de m'arrêter à cette impression dernière qui, sur la pente d'une périlleuse tendresse, m'avertissait du moins d'être bon et reconnaissant, voici que la disposition maligne se ranima au-dedans, comme une manière d'animal étrange qui, à certains jours maudits s'agite et ronge en nous.

L'image, tour à tour fuyante ou languissante, de l'autre femme reparut dans toute sa ruse. L'orgueil d'émouvoir ainsi deux êtres à la fois de faire dépendre peut-être deux bonheurs de mon seul caprice, puis une crainte furieuse de les voir m'échapper toutes les deux, le désir croissant, la soif, avant de mourir, de ce mot, Je t'aime, prononcé au plus tôt par l'une ou par l'autre ; c'étaient là les misérables combats que j'emportais dans ma nuit. Le résultat absurde de ce tiraillement nouveau fut d'écrire une longue lettre, datée de minuit, à madame R., une lettre qui ne devait lui être remise que le jour même où s'effectuerait l'entreprise ; car, en cette fumée de pensées, j'y comptais encore. Je lui disais qu'un grand duel, dont elle entendrait assez parler, réclamait mon bras, et que j'allais certes y périr ; mais que je voulais auparavant lui déclarer mon cœur, et rendre le portrait caché qu'il recélait. Suivaient alors mille aveux, mille souvenirs relevés et interprétés. Et l'imagination en ce genre est si mobile, le cœur si bizarre et si aisément mensonger, qu'à mesure que je prodiguais ces expansions d'un jeune Werther, je me les persuadais suffisamment.

Cette lettre écrite, cachetée, et l'adresse mise, je la serrai dans mon portefeuille, bien certain en cas d'aventure, de frapper par là un coup de plus au sein de quelqu'un. Ayant ainsi épuisé toutes les incohérences et les excès de ma situation, harassé et à bout d'idées, je fus long encore à attendre les pesanteurs du sommeil. Oh ! que ces tourbillons de la vie, que ces torrents gonflés et heurtés sont aussi creux et vides ! qu'ils ne