Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/202

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je lui tins à peu près ce langage :

“Pourquoi ? pourquoi ? Si vous le voulez absolument, Madame, je vous le déclarerai enfin dussé-je vous déplaire ; rappelez-vous bien seulement que C'est vous qui l'aurez voulu. Vous ne voyez dans mon incertitude de vous rejoindre qu'une preuve qu'on vous aime moins ; n'y pourriez-vous lire plus justement une crainte qu'on a de vous aimer trop ? Supposez par grâce, un moment, que quelqu'un en soit venu à craindre de trop aimer un Etre de pureté et de devoir, hors de toute portée, et en qui cette pensée même qu'on puisse l'aimer ainsi n'entre pas, et dites après, si ces contradictions de conduite et de volonté, qui vous blessent, ne deviennent pas explicables. Quoique d'hier et de peu de pratique réelle, j'ai réfléchi d'avance sur la marche de la passion, et je crois la savoir comme si je l'avais cent fois vérifiée. Je trouvais dernièrement dans un moraliste très consommé un tableau qui va vous peindre à merveille la succession de sentiments que je redoute en moi. Quand l'homme au cœur honnête s'aperçoit d'abord qu'il aime un être chaste, défendu, inespérable, il ressent un grand trouble mêlé d'un mystérieux bonheur, et il ne forme certainement alors d'autre désir que de continuer en secret d'aimer, que de servir à genoux dans l'ombre, et de se répandre en pur zèle par mille muets témoignages. Mais cette premières nuance, si l'on n'y prend garde, s'épuise dans une courte durée et se défleurit ; une autre la remplace. Voici le désintéressement qui cesse. On ne se contente plus d'aimer, de se vouer et de servir sans rien vouloir ; on veut être vu et distingué, on veut que l'oeil adoré nous devine, et qu'en lisant le motif caché, il ne se courrouce pas. Et si cet oeil indulgent n'est pas courroucé, ce nous semble, s'il nous sourit même avec encouragement et gratitude, on se dit qu'il n'a pas tout deviné sans