Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/241

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souffrance ou endurcissement. Passé un certain nombre très petit d'images premières, le cœur devient un miroir tout rayé où les objets les plus heureux ne se réfléchissent plus qu'à travers un réseau ineffaçable.

Il était un souvenir contre nous qu'elle et moi ne pouvions abolir, mais que nous évitions d'éveiller, le souvenir d'une amie absente et trahie. J'en trouvais en mainte occasion madame R. sensiblement occupée et comme empêchée à mon égard non seulement par scrupule et reproches d'amitié infidèle qu'elle devait s'adresser, mais aussi par crainte que, malgré toutes mes avances je ne fusse lié en effet ailleurs. Un soir, qu'après un chant de romance ossianique sur la harpe (le chant fait courir aux lèvres les secrets de l'âme), elle s'approchait de la fenêtre ouverte où j'étais debout, et, du doigt, me montrait au ciel une étoile brillante, je lui demandai si elle voulait être la mienne et guider ma vie. - “ A quoi bon le demander, me dit-elle, si c'est à une autre que cela dès longtemps est accordé ? ” Mais, reniant alors celle qui n'aurait jamais dû s'éclipser en moi, je déclarai qu'il n'y avait point eu jusque là de telle étoile dans ma nuit, et que personne n'avait accepté de me verser cette lumière, bien que je l'eusse tant cherché. Pendant qu'elle écoutait avec un regard inexprimable, un vif rayon (était-ce d'orgueil ou d'amour ?) semait de lueurs nouvelles son front moite et douloureux ; mes instances et mes serments redoublèrent ; je reniai encore :

En face et plus près du mien son doux oeil noyé luisait d'une seule larme... l'étoile au ciel ne se voila pas ! - A partir de ce jour, je l'entretins directement de ce qu'elle m'inspirait. Mes aveux remontèrent au passé. Je lui racontais, moyennant de certaines omissions, mes longs combats à son sujet, et cette lettre écrite un soir au fort de la crise de Georges : “ Je me sentais si malheureux alors lui disais-je, et si peu aimé à mon gré, que j'avais hâte de mourir. ”