Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/343

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peine effectuée, selon lui, et à coup sûr incomplète, des Autrichiens et des Russes, les causes probables de temporisation dues aux fatigues de tant de marches précédentes. Nos deux têtes, penchées à la fois sur cette carte, s'entrechoquaient à chaque brusque cahotement. A notre entrée dans Strasbourg, tout bruissait d'une grande espérance ; mais rien de certain, rien d'officiel encore. Nous nous donnâmes à peine le temps d'y poser et ne rimes presque que nous élancer de la voiture sur la selle des chevaux ; c'était en cette manière que nous devions poursuivre la route. Nous touchions à Kehl ; l'Allemagne et les saules de sa rive basse étaient devant nous, quand à la tête du pont, au moment de passer, un courrier, que le capitaine reconnut à l'instant pour être à l'Empereur, déboucha au galop. Le capitaine le cria par son nom et se porta vers lui. Trois mots : grande victoire, armistice, paix avant huit-jours, volèrent dans un éclair. Le capitaine devint pâle comme un mort, son oeil était fixe, il se tut, et son cheval continua de le mener. Mais au milieu du pont, à l'ancienne limite, je m'arrêtai le premier et lui dis : " A moi qui n'ai vu de ma vie un combat, et qui suis destiné à n'en point voir, il ne m'appartient pas de traverser le Rhin, le fleuve guerrier. Vous, cher capitaine, votre revanche est assurée, elle sera glorieuse ; consolez-vous ; adieu ! ” Et sans plus de paroles, sans descendre, nous nous embrassâmes. Il partit en Allemagne, à toute bride comme un désespéré. Il fut tué trois ans plus tard à Wagram. Je rentrai morne à Strasbourg, et m'en revins de là droit à Paris. Après cette figure pâle du capitaine entendant les trois mots du courrier, ma seconde pensée fut toute pour M. de Couaën, et je lui vis à cette dure nouvelle une sueur froide aussi, découlant de son front veiné, et ce tremblement particulier d'une lèvre mince. Quant à moi, j'étais peu surpris ; je reconnaissais là ce que j'appelais mon destin, ce qu'au sortir