Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/43

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reviens de m'appesantir sur les contours du tableau ; de m'attester, comme l'aveugle pour les pierres des murs qu'il est là, toujours debout dans ma mémoire, et de calquer, même en froides paroles, ces lignes, si peintes au-dedans de moi, de la maison la mieux connue, du paysage le plus fidèle.

Je m'acheminais donc un jour vers cette calme demeure, curieux, ému, avec un secret sentiment que ma vie devait s'y orienter et y recevoir quelque impulsion définie ; et comme, dans les embarras du chemin, j'étais obligé souvent de ralentir le pas ou même de descendre, pour conduire à la main ma monture le long des clos, par-dessus les sautoirs, je souriais en pensant que c'était choisir une singulière route à dessein de pénétrer dans le monde ; que celle de Versailles avait dû être plus large et plus commode pour nos pères assurément. Mais cette contradiction même, ce qu'il y avait d'inconcevable dans ce détour, d'aller chercher au fond du plus enfoui des vallons un point de départ à mon essor, flattait une autre corde bien sensible chez moi et répondait à l'une de mes profondes faiblesses.

Car si les glorieux préfèrent ouvertement le royal accès et l'éclat ,les romanesques les voluptueux aiment le mystère ; et, jusqu'en leurs instants d'ambition et dans leurs projets d'orgueil, le mystère, le silence, les retraites de la nature et l'ombrage, en s'y joignant, les séduisent, et leur ramènent confusément dans un voisinage gracieux la présence cachée, l'apparition possible de ce qui est plus cher encore que toute ambition de ce qui enchante à leurs yeux toute gloire, de leur nymphe fugitive Galatée, et de leur Armide, Arrivé à Couaën j'y trouvai le marquis seul avec sa femme et deux beaux enfants près d'elle, dans le vaste et antique salon dont les fenêtres s'ouvraient d'un côté sur cette verdure de la plate-forme que je vous ai dite, et de l'autre donnaient, d'assez haut, sur les jardins