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Page:Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/19

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VIE DE SALLUSTE.

d’ailleurs est destituée de toute vraisemblance pour ceux qui savent ce que c’était que la puissance paternelle chez les Romains, montre assez le fiel et l’excès qui règnent dans sa narration, où j’ai puisé la plupart des faits ci-dessus. S’il faut l’en croire, Salluste n’eut pas besoin d’apprentissage pour mal faire. En entrant dans le monde, il commença à se mettre en société avec la plus mauvaise compagnie de Rome, et surtout avec Négidianus, homme tout à fait décrié sur l’honneur ; mais quelque méchants que fussent ses camarades, bientôt il les surpassa tous, et débuta de manière à ne pouvoir lui-même devenir à l’avenir pire qu’il n’était. Pour être convaincu de la fausseté de ceci, il suffit de remarquer qu’il ne trempa point dans la conspiration de Catilina, qui éclata pour lors, et dans laquelle entrèrent tous les jeunes gens qui menaient une vie criminelle et débordée. D’ailleurs nous allons voir que sa jeunesse ne fut pas toujours aussi mal occupée qu’on voudrait nous le faire croire ; et que l’ivresse des plaisirs ne déroba rien aux occupations sérieuses qui lui acquirent depuis une si haute réputation.

Le génie de Salluste se tournait naturellement vers la politique et les affaires d’état, où il était en même temps porté par l’ambition et par le désir de se faire un nom. Mais il ne paraît pas qu’il ait pris la route la plus frayée de parvenir aux honneurs ; je veux dire celle d’acquérir des suffrages et des clients, en défendant au barreau les affaires des particuliers. C’est ce que donne lieu de juger le silence de Cicéron, qui ne fait aucune mention de lui dans son livre des orateurs. Certainement, ce n’est ni par haine contre Salluste, ni par vengeance des querelles qu’ils eurent ensemble ; puisque dans cet ouvrage il rend indifféremment justice à ses ennemis, comme à ses amis, et toujours d’une manière fort impartiale. Ce ne fut pas non plus à défaut de talent que notre historien négligea cette voie usitée. On voit assez combien il en était rempli, par la quantité de harangues directes, si fières et si nerveuses, qu’il a semées dans ses histoires, dont elles font un des principaux ornements : et, quoiqu’elles soient pour la plupart, à ce que je pense, originales et non factices, il en reste encore assez de sa propre composition, pour donner à juger ce qu’il savait faire. Mais il sentit sans doute que son style rapide et coupé n’était pas propre à un genre de discours qui demande plus d’abondance et plus d’emphase. Aussi Quintilien, en même temps qu’il admire sa façon d’écrire, fait un précepte aux orateurs de ne la point suivre. Quoique ce style précis, qui dit tout en un mot, soit, selon lui, le genre d’écrire le plus parfait, il exige un lecteur également attentif et pénétrant. La force trop rapide échappe à l’auditeur : à plus forte raison n’est-il pas propre à être employé en parlant à des juges, dont l’esprit est souvent inappliqué, et la tête toujours remplie de différentes affaires.

Les exercices du corps ne furent pas non plus de son goût. La chasse, les armes, les chevaux, occupations si remplies d’agrément pour les jeunes gens, n’en eurent aucun pour lui. Il reconnaît lui-même que la nature lui avait donné trop peu de vigueur pour s’y livrer. De là vint peut-être son espèce de mépris, assez mal fondé, pour des exercices qu’il regardait, ainsi que le goût de l’agriculture et des autres soins économiques, sinon comme trop bourgeois, du moins comme plus propres à la vie privée qu’à l’ardeur qu’il avait de se faire un nom dans la postérité. « Dès l’âge où l’homme commence à se développer, me sentant, dit-il, plus de vigueur d’esprit que de force de corps, je voulus employer ce que la nature m’avait donné de mieux. Je m’adonnai aux sciences plus qu’aux armes ou aux autres exercices pareils. Mes lectures, mes études historiques, m’ont unanimement appris ; etc., etc., etc. » L’étude des belles-lettres fut son objet principal ; en particulier celle de l’histoire, nécessaire surtout à ceux qui veulent s’entremêler des affaires publiques. Ayant ainsi fixé son choix sur ce moyen d’acquérir de la réputation, et de servir utilement sa patrie, en lui remettant devant les yeux de grands exemples de vertu, il y appliqua toutes les forces d’un esprit naturellement nerveux et opiniâtre au travail, non pour charger sa mémoire de dates et de faits, mais, ce qui est le vrai but de l’histoire, pour s’instruire à fond de la constitution du gouvernement de son pays, pour pénétrer le caractère d’esprit des personnages qui y avaient joué les grands rôles, et démêler les vrais ressorts des principaux événements. Il reconnut bientôt que les plus grands effets n’étaient pas toujours dus à de grandes causes ; qu’enchaînés les uns aux autres par de petites circonstances, le hasard en détermine le plus souvent le cours et la suite ; et que c’est en vain qu’on s’épuise à chercher aux événements politiques des raisons subtiles ou fort éloignées, tandis que dans l’occasion chaque homme se laisse aller au mouvement intérieur du caractère naturel qui le domine. On peut donc dire de Salluste que ce n’est qu’après avoir connu l’histoire par les hommes, qu’il les a fait connaître eux-mêmes par l’histoire ; et qu’en appliquant aux personnes et aux événements cette méthode approfondie, il a mieux que nul autre éclairé la postérité sur le caractère de sa nation et de son siècle. En même temps il n’omit pas de faire servir aux vues de son ambition un art devenu nécessaire à un homme qui, voulant s’élever dans un état républicain, avait négligé les deux moyens ordinaires de parvenir aux honneurs, l’éloquence et les armes. « À dire vrai, les anciens, dit Saint-Évremont, avaient un grand avantage sur nous à connaître les génies par ces différentes