Page:Sand – La Guerre, 1859.pdf/9

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Tu me connais. Je t’ai bercé sur des champs de bataille, au bruit de mes tonnerres et de mes fanfares. Enfant de ce siècle, tu es né au son du canon, et les premiers morts que tu as vus, avaient des balles ennemies dans le cœur ou dans la tête. Dans ce temps-là, on m’appelait la gloire et tu bégayas ce mot sans l’entendre. Aujourd’hui que tes cheveux blanchissent et que ton pas se ralentit, tu veux quelque chose de plus qu’un mot sonore pour me comprendre et me saluer : comprends et salue, je suis la fraternité sublime !

« Les peuples sont frères, les hommes doivent vivre en paix, la gloire sans l’équité n’est qu’une chimère : je le sais mieux que toi, moi qui ai tant sacrifié de victimes humaines. Eh bien, c’est pour cela qu’aujourd’hui je suis debout ; c’est pour cela que je vais embraser le monde et armer encore les hommes contre les hommes, arroser de sang les fleurs des Alpes et les riches guérets de la Lombardie. C’est que le fort a voulu écraser le faible, et moi, l’esprit de lutte et de fierté, l’ange des rémunérations, j’ai secoué le sommeil de l’égoïste, j’ai suscité le vouloir des puissants, j’ai armé la France, j’ai parlé à l’intelligence des riches, à l’héroïsme du soldat, au cœur du peuple : et je vais défendre le faible, je vais délivrer l’opprimé, je vais rendre une terre volée à ses légitimes possesseurs, je vais secourir un peuple qui veut redevenir lui-même. Adieu, je suis pressée, rapide comme l’éclair, résolue comme la foi. Toi, pauvre poëte, regarde fleurir les bluets et courir les nuages, puisque tu ne peux marcher dans mon chemin terrible ; mais que ton cœur me suive, ou qu’il se flétrisse comme le figuier de l’Évangile. »

La voix se perdit dans le lointain, et je sortis comme d’un nouveau rêve. Qui donc avait ainsi traversé ma paix intérieure, et emporté mon âme loin de son doux sanctuaire ? L’ange des