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SUR LE DERNIÈRE PUBLICATION DE M. F. LA MENNAIS.

pelez naïvement, appartient à l’histoire. Il a assez fait pour y prendre place de son vivant ; et la postérité le contemple déjà par les yeux de nos enfants, ces petits enfants qui, suivant sa belle parole, sourient dans leurs berceaux ; car ils ont aperçu le règne de Dieu dans leurs songes prophétiques. Ceux-là lui marqueront, dans l’histoire des religions et des philosophies, une place que l’anonyme ne vous procurera jamais. Ceux-là comprendront qu’il a dû peu s’alarmer du bruit que vous faites autour de son œuvre, car ce bruit n’aura pas laissé d’échos. Ceux-là ne s’inquiéteront guère de savoir si, dans le secret de sa pensée, il a deviné juste la forme que doit prendre leur société et leur religion. Ils verront seulement les effets de sa prédication dans les âmes, et ils en cueilleront les fruits sous la forme de vertus et de forces régénératrices que le souffle glacé de vos discours académiques et la froide étreinte de vos murailles pénitentiaires n’auront pu détruire dans leur germe.

En attendant, vous lui ferez un grand crime de sa tristesse ; et vous, qui avez des pensées noires, vous lui reprocherez aigrement d’avoir des idées sombres. Quant à nous, quoique son espérance de rénovation sociale nous paraisse trop vague ; quoique nous concevions des réformes plus hardies ; quoique nous trouvions qu’il a gardé, dans ses vues et dans ses instincts d’avenir, quelque chose de trop ecclésiastique ; quoiqu’il ne nous semble pas avoir assez compris la mission de la femme et le sort futur de la famille ; quoique, enfin, sur d’autres points encore, nous ne soyons pas ses disciples, nous serons à jamais ses amis et ses admirateurs jusqu’au dévouement, jusqu’au martyre, s’il le fallait, plutôt que d’insulter à la souffrance d’une si noble destinée. Nous savons qu’il croit ce qu’il professe ; et, dans ce qu’il professe, nous trouvons bien assez de grandes vérités et de grands sentiments pour l’absoudre de ce qui, à certains égards, ne nous semble pas complet et concluant. Mais, vous autres, qui cherchez à l’outrager dans ce que sa vie a de plus touchant et de plus respectable, vous qui l’appelez monsieur l’abbé (avec une pauvre ironie, il faut le dire) ; vous qui lui reprochez d’être prêtre et de ne pas savoir mentir ; vous qui, cependant, raillez le clergé, et qui vous vantez de l’embaumer comme une vieille momie, avec force génuflexions et sarcasmes ; vous qui traitez le Catholicisme et le christianisme comme on traite, en Chine, les mandarins condamnés à mort : un coussin sous le patient, un argousin prosterné devant lui, et un bourreau, le sabre levé, derrière ; vous qui flattez les prélats pour que leurs curés ne fassent point de propagande contre vos élections ; vous qui, ne croyant à rien, voulez que le peuple croie, de par le Catholicisme, à la sainteté de vos pouvoirs et à la légitimité de vos droits ; vous, enfin, qui reprochez à un prêtre réformateur d’avoir quitté cette Église où vous n’entrez qu’en riant sous votre masque, et qui feignez d’être scandalisés de son langage rude et affligé : ne voyez-vous donc pas que s’il est trop effrayé du spectacle qu’offre le monde, s’il est irrité de tout le mal qu’il y voit et défiant de tout le bien qu’on n’y voit pas, c’est parce qu’il est prêtre, et plus prêtre que tous vos prêtres ? c’est parce qu’il a été nourri dans la cage, qu’il y a pris des habitudes de mortification et de renoncement, qui font de lui, encore, et plus que jamais, au milieu des audaces de sa révolte, un auguste fanatique ? Oui, c’est parce qu’il a vieilli sans famille, sans postérité, sans lien personnel avec la famille humaine, qu’il est triste souvent et injuste quelquefois. Quelques-uns parmi nous peut-être trouvent qu’il respecte encore trop, selon eux, les formes du passé : et nous, nous le trouvons aussi. Car ce n’est pas de l’hypocrisie de parti et de l’intérêt de coterie que nous faisons ici : c’est de la justice dans toute la volonté de notre âme, dans toute la force de nos instincts ; et nous sentons que, malgré l’infériorité de nos lumières et de nos mérites, nous avons, devant Dieu et devant les hommes, le droit de dire toute notre pensée sur cet homme illustre. Eh bien ! nous lui faisons un malheur d’être prêtre ; à d’autres la honte de lui en faire un reproche ! Nous blâmons profondément les athées qui outragent, en feignant de la respecter ailleurs, la cause de sa dureté apparente. Nous blâmerions aussi ceux qui, au nom d’une croyance opposée à la sienne, lui reprocheraient de n’avoir pas assez dépouillé le prêtre en quittant l’Église. Que vouliez-vous qu’il fît ? Ce n’est pas le cas de répondre : Qu’il mourût ! car il était mort déjà à la vie de l’humanité ; il s’était suicidé en ce sens, en prononçant des vœux. Et il est resté dans cette tombe avec un héroïsme qui ne donne pas prise à la moindre des calomnies de l’ennemi. Que dis-je ? il s’est suicidé une seconde fois. Car il était redevenu libre ; il pouvait secouer le joug ; et si l’anathème des dévots l’eût accablé encore plus pour cela, des masses entières auraient applaudi ou pardonné à tous ses actes personnels d’indépendance. Ce n’est donc pas la crainte de l’opinion qui l’a retenu, et il n’eût pas été plus abominable à la postérité pour s’être affranchi de l’inaction, que ne l’est Luther, accepté comme le premier après Jésus par la moitié de l’Europe civilisée. Mais le caractère de cet homme-ci est grand dans un autre sens. Il est moins grand réformateur, il est plus grand saint. Plus prudent pour les autres, il ne pousserait pas le monde dans des voies aussi hardies. Plus courageux envers lui-même, il ne fuirait pas devant ses bourreaux. Il s’offrirait à la torture, dans la crainte de s’être abusé sur les droits généraux en vue de son droit individuel. Vous appellerez cela de l’orgueil, vous qui ne croyez pas aux mâles vertus, et pour cause. Ne l’appelez pas timidité, vous qui avez l’amour du vrai. Croyez-vous donc qu’il n’eût pas pu faire un schisme et bouleverser, peut-être renverser l’Église ? Oh ! que l’Église sait bien le contraire ! Et que ne l’a-t-il fait ! disent tous ces jeunes lévites qui dévorent les écrits de La Mennais dans le trouble des séminaires et dans le silence des campagnes. Il ne l’a pas fait, je crois pouvoir le proclamer ici sans me tromper, parce qu’il manquait des passions qui font les grands schismatiques. Il avait bien la charité, le courage, la conviction : il n’avait pas l’orgueil de soi, l’ambition de la renommée, la soif de la vengeance, des richesses, des plaisirs et des enivrements de la vie. Il était façonné aux vertus chrétiennes ; il ne pouvait pas les perdre. Voilà tout son crime : amis et ennemis, condamnez-le si vous l’osez. Il aimait le sacrifice ; c’est dans l’habitude du sacrifice qu’il avait puisé son enthousiasme, sa force, son ardeur de sincérité, son génie. Eût-il perdu tout cela en renonçant au sacrifice ? Je ne sais. Mais il y a une volonté divine qui l’a poussé dans sa voie, et cette volonté a seule le droit de le juger.

Pour moi, artiste (je ne prétends pas être autre chose, et cela me suffit pour croire, aimer et comprendre ce dont mon âme a besoin pour vivre sans défaillir), je l’aime ainsi. J’aime cette figure qui conserve la poésie des saints du moyen âge, et qui à la jeunesse rénovatrice de notre époque unit la sévérité persévérante des antiques vertus. Nous ne sommes pas assez loin du Christianisme pour ne pas aimer encore nos saints et nos martyrs. Nous les cherchons en vain parmi ces prêtres du siècle, qui font de leurs églises des salons pour les dames, de leur ministère un marchepied pour l’ambition, de leurs principes religieux un compromis avec les puissances temporelles. Et La Mennais nous paraît si magnanime, si généreux, si naïf dans son œuvre, que, n’en déplaise à monsieur l’anonyme du Journal des Débats, nous irions volontiers le tirer par sa soutane (la seule soutane qui nous inspire encore du respect), pour lui dire : « Père, grondez-nous tant que vous voudrez, nous aimons mieux vos reproches que votre silence ; et puissiez-vous nous gronder encore bien fort et bien longtemps ! Le peuple ne raisonne ni mieux ni plus mal que nous à cet égard. Il vous aime ; donc vous ne pouvez pas avoir tort avec lui. Moquez-vous, tonnez, menacez : tout cela est beau venant de vous, et vous ne blesserez jamais une âme sincère. Que qui se sent coupable se fâche ! »


GEORGE SAND.