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CONSUELO.

sortit du salon, et alla dans le jardin. Le soleil était couché, et les premières étoiles brillaient sereines et blanches dans un ciel encore rose vers l’occident, déjà noir à l’est. La jeune artiste cherchait à respirer le calme dans cet air pur et frais des premières soirées d’automne. Son sein était oppressé d’une langueur voluptueuse ; et cependant elle en éprouvait des remords, et appelait au secours de sa volonté toutes les forces de son âme. Elle eût pu se dire : « Ne puis-je donc savoir si j’aime ou si je hais ? » Elle tremblait, comme si elle eût senti son courage l’abandonner dans la crise la plus dangereuse de sa vie ; et, pour la première fois, elle ne retrouvait pas en elle cette droiture de premier mouvement, cette sainte confiance dans ses intentions, qui l’avaient toujours soutenue dans ses épreuves. Elle avait quitté le salon pour se dérober à la fascination qu’Anzoleto exerçait sur elle, et elle avait éprouvé en même temps comme un vague désir d’être suivie par lui. Les feuilles commençaient à tomber. Lorsque le bord de son vêtement les faisait crier derrière elle, elle s’imaginait entendre des pas sur les siens, et, prête à fuir, n’osant se retourner, elle restait enchaînée à sa place par une puissance magique.

Quelqu’un la suivait, en effet, mais sans oser et sans vouloir se montrer : c’était Albert. Étranger à toutes ces petites dissimulations qu’on appelle les convenances, et se sentant par la grandeur de son amour au-dessus de toute mauvaise honte, il était sorti un instant après elle, résolu de la protéger à son insu, et d’empêcher son séducteur de la rejoindre. Anzoleto avait remarqué cet empressement naïf, sans en être fort alarmé. Il avait trop bien vu le trouble de Consuelo, pour ne pas regarder sa victoire comme assurée ; et, grâce à la fatuité que de faciles succès avaient développée en lui, il était résolu à ne plus brusquer les choses, à ne plus irriter son amante, et à ne plus effaroucher la famille. « Il n’est plus nécessaire de tant me presser, se disait-il. La colère pourrait lui donner des forces. Un air de douleur et d’abattement lui fera perdre le rôle de courroux qu’elle a contre moi. Son esprit est fier, attaquons ses sens. Elle est sans doute moins austère qu’à Venise ; elle s’est civilisée ici. Qu’importe que mon rival soit heureux un jour de plus ? Demain elle est à moi ; cette nuit peut-être ! Nous verrons bien. Ne la poussons pas par la peur à quelque résolution désespérée. Elle ne m’a pas trahi auprès d’eux. Soit pitié, soit crainte, elle ne dément pas mon rôle de frère ; et les grands parents, malgré toutes mes sottises, paraissent résolus à me supporter pour l’amour d’elle. Changeons donc de tactique. J’ai été plus vite que je n’espérais. Je puis bien faire halte. »

Le comte Christian, la chanoinesse et le chapelain furent donc fort surpris de lui voir prendre tout d’un coup de très-bonnes manières, un ton modeste, et un maintien doux et prévenant. Il eut l’adresse de se plaindre tout bas au chapelain d’un grand mal de tête, et d’ajouter qu’étant fort sobre d’habitude, le vin de Hongrie, dont il ne s’était pas méfié au dîner, lui avait porté au cerveau. Au bout d’un instant, cet aveu fut communiqué en allemand à la chanoinesse et au comte, qui accepta cette espèce de justification avec un charitable empressement. Wenceslawa fut d’abord moins indulgente ; mais les soins que le comédien se donna pour lui plaire, l’éloge respectueux qu’il sut faire, à propos, des avantages de la noblesse, l’admiration qu’il montra pour l’ordre établi dans le château, désarmèrent promptement cette âme bienveillante et incapable de rancune. Elle l’écouta d’abord par désœuvrement, et finit par causer avec lui avec intérêt, et par convenir avec son frère que c’était un excellent et charmant jeune homme. Lorsque Consuelo revint de sa promenade, une heure s’était écoulée, pendant laquelle Anzoleto n’avait pas perdu son temps. Il avait si bien regagné les bonnes grâces de la famille, qu’il était sûr de pouvoir rester autant de jours au château qu’il lui en faudrait pour arriver à ses fins. Il ne comprit pas ce que le vieux comte disait à Consuelo en allemand ; mais il devina, aux regards tournés vers lui, et à l’air de surprise et d’embarras de la jeune fille, que Christian venait de faire de lui le plus complet éloge, en la grondant un peu de ne pas marquer plus d’intérêt à un frère aussi aimable.

« Allons, signora, dit la chanoinesse, qui, malgré son dépit contre la Porporina, ne pouvait s’empêcher de lui vouloir du bien, et qui, de plus, croyait accomplir un acte de religion ; vous avez boudé votre frère à dîner, et il est vrai de dire qu’il le méritait bien dans ce moment-là. Mais il est meilleur qu’il ne nous avait paru d’abord. Il vous aime tendrement, et vient de nous parler de vous à plusieurs reprises avec toute sorte d’affection, même de respect. Ne soyez pas plus sévère que nous. Je suis sûre que s’il se souvient de s’être grisé à dîner, il en est tout chagrin, surtout à cause de vous. Parlez-lui donc, et ne battez pas froid à celui qui vous tient de si près par le sang Pour mon compte, quoique mon frère le baron Frédérik, qui était fort taquin dans sa jeunesse, m’ait fâchée bien souvent, je n’ai jamais pu rester une heure brouillée avec lui. »

Consuelo, n’osant confirmer ni détruire l’erreur de la bonne dame, resta comme atterrée à cette nouvelle attaque d’Anzoleto, dont elle comprenait bien la puissance et l’habileté.

« Vous n’entendez pas ce que dit ma sœur ? dit Christian au jeune homme ; je vais vous le traduire en deux mots. Elle reproche à Consuelo de faire trop la petite maman avec vous ; et je suis sûr que Consuelo meurt d’envie de faire la paix. Embrassez-vous donc, mes enfants. Allons, vous, jeune homme, faites le premier pas ; et si vous avez eu autrefois envers elle quelques torts dont vous vous repentiez, dites-le-lui afin qu’elle vous le pardonne. »

Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois ; et, saisissant la main tremblante de Consuelo, qui n’osait la lui retirer :

« Oui, dit-il, j’ai eu de grands torts envers elle, et je m’en repens si amèrement, que tous mes efforts pour m’étourdir à ce sujet ne servent qu’à briser mon cœur de plus en plus. Elle le sait bien ; et si elle n’avait pas une âme de fer, orgueilleuse comme la force, et impitoyable comme la vertu, elle aurait compris que mes remords m’ont bien assez puni. Ma sœur, pardonne-moi donc, et rends-moi ton amour ; ou bien je vais partir aussitôt, et promener mon désespoir, mon isolement et mon ennui par toute la terre. Étranger partout, sans appui, sans conseil, sans affection, je ne pourrai plus croire à Dieu, et mon égarement retombera sur ta tête. »

Cette homélie attendrit vivement le comte, et arracha des larmes à la bonne chanoinesse.

« Vous l’entendez, Porporina, s’écria-t-elle ; ce qu’il vous dit est très-beau et très-vrai. Monsieur le chapelain, vous devez, au nom de la religion, ordonner à la signora de se réconcilier avec son frère. »

Le chapelain allait s’en mêler. Anzoleto n’attendit pas le sermon, et, saisissant Consuelo dans ses bras, malgré sa résistance et son effroi, il l’embrassa passionnément à la barbe du chapelain et à la grande édification de l’assistance. Consuelo, épouvantée d’une tromperie si impudente, ne put s’y associer plus longtemps.

« Arrêtez ! dit-elle, monsieur le comte, écoutez-moi !… »

Elle allait tout révéler, lorsque Albert parut. Aussitôt l’idée de Zdenko revint glacer de crainte l’âme prête à s’épancher. L’implacable protecteur de Consuelo pouvait vouloir la débarrasser, sans bruit et sans délibération, de l’ennemi contre lequel elle allait l’invoquer. Elle pâlit, regarda Anzoleto d’un air de reproche douloureux, et la parole expira sur ses lèvres.

À sept heures sonnantes, on se remit à table pour souper. Si l’idée de ces fréquents repas est faite pour ôter l’appétit à mes délicates lectrices, je leur dirai que la mode de ne point manger n’était pas en vigueur dans ce temps-là et dans ce pays-là. Je crois l’avoir déjà dit : on mangeait lentement, copieusement, et souvent, à Riesenburg. La moitié de la journée se passait presque à table ; et j’avoue que Consuelo, habituée dès son enfance, et pour cause, à vivre tout un jour avec quelques cuillerées de riz cuit à l’eau, trouvait ces homériques repas