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CONSUELO.

— Tu m’as cassé ma bouteille ! je ne sais à quoi tient, petite laide, que je ne te casse ma canne sur les épaules.

— Bah ! il y a quinze ans que vous me dites cela, et vous ne m’avez pas encore donné une chiquenaude ! je n’ai pas peur du tout.

— Babillarde ! chanteras-tu ? me tireras-tu de cette phrase maudite ? Je parie que tu ne la sais pas encore, tant tu es distraite ce matin.

— Vous allez voir si je ne la sais pas par cœur, » dit Consuelo en fermant le cahier brusquement.

Et elle la chanta comme elle la concevait, c’est-à-dire autrement que le Porpora. Connaissant son humeur, bien qu’elle eût compris, dès le premier essai, qu’il s’était embrouillé dans son idée, et qu’à force de la travailler il en avait dénaturé le sentiment, elle n’avait pas voulu se permettre de lui donner un conseil. Il l’eût rejeté par esprit de contradiction : mais en lui chantant cette phrase à sa propre manière, tout en feignant de faire une erreur de mémoire, elle était bien sûre qu’il en serait frappé. À peine l’eut-il entendue, qu’il bondit sur sa chaise en frappant dans ses deux mains et en s’écriant :

« La voilà ! la voilà ! voilà ce que je voulais, et ce que je ne pouvais pas trouver ! Comment diable cela t’est-il venu ?

— Est-ce que ce n’est pas ce que vous avez écrit ? ou bien est-ce que le hasard ?… Si fait, c’est votre phrase.

— Non, c’est la tienne, fourbe ! s’écria le Porpora qui était la candeur même, et qui, malgré son amour maladif et immodéré de la gloire, n’eût jamais rien fardé par vanité ; c’est toi qui l’as trouvée ! Répète-la-moi. Elle est bonne, et j’en fais mon profit. »

Consuelo recommença plusieurs fois, et le Porpora écrivit sous sa dictée ; puis il pressa son élève sur son cœur en disant :

« Tu es le diable ! J’ai toujours pensé que tu étais le diable !

— Un bon diable, croyez-moi, maître, répondit Consuelo en souriant. »

Le Porpora, transporté de joie d’avoir sa phrase, après une matinée entière d’agitations stériles et de tortures musicales, chercha par terre machinalement le goulot de sa bouteille, et, ne le trouvant pas, il se remit à tâtonner sur le pupitre, et avala au hasard ce qui s’y trouvait. C’était du café exquis, que Consuelo lui avait savamment et patiemment préparé en même temps que le chocolat, et que Joseph venait d’apporter tout brûlant, à un nouveau signe de son amie.

« Ô nectar des dieux ! ô ami des musiciens ! s’écria le Porpora en le savourant : quel est l’ange, quelle est la fée qui t’a apporté de Venise sous son aile ?

— C’est le diable, répondit Consuelo.

— Tu es un ange et une fée, ma pauvre enfant, dit le Porpora avec douceur en retombant sur son pupitre. Je vois bien que tu m’aimes, que tu me soignes, que tu veux me rendre heureux ! Jusqu’à ce pauvre garçon, qui s’intéresse à mon sort ! ajouta-t-il en apercevant Joseph qui, debout au seuil de l’antichambre, le regardait avec des yeux humides et brillants. Ah ! mes pauvres enfants, vous voulez adoucir une vie bien déplorable ! Imprudents ! vous ne savez pas ce que vous faites. Je suis voué à la désolation, et quelques jours de sympathie et de bien-être me feront sentir plus vivement l’horreur de ma destinée, quand ces beaux jours seront envolés !

— Je ne te quitterai jamais, je serai toujours ta fille et ta servante, » dit Consuelo en lui jetant ses bras autour du cou.

Le Porpora enfonça sa tête chauve dans son cahier et fondit en larmes. Consuelo et Joseph pleuraient aussi, et Keller, que la passion de la musique avait retenu jusque-là, et qui, pour motiver sa présence, s’occupait à arranger la perruque du maître dans l’antichambre, voyant, par la porte entr’ouverte, le tableau respectable et déchirant de sa douleur, la piété filiale de Consuelo, et l’enthousiasme qui commençait à faire battre le cœur de Joseph pour l’illustre vieillard, laissa tomber son peigne, et prenant la perruque du Porpora pour un mouchoir, il la porta à ses yeux, plongé qu’il était dans une sainte distraction.

Pendant quelques jours Consuelo fut retenue à la maison par un rhume. Elle avait bravé, pendant ce long et aventureux voyage, toutes les intempéries de l’air, tous les caprices de l’automne, tantôt brûlant, tantôt pluvieux et froid, suivant les régions diverses qu’elle avait traversées. Vêtue à la légère, coiffée d’un chapeau de paille, n’ayant ni manteau ni habits de rechange lorsqu’elle était mouillée, elle n’avait pourtant pas eu le plus léger enrouement. À peine fut-elle claquemurée dans ce logement sombre, humide et mal aéré du Porpora, qu’elle sentit le froid et le malaise paralyser son énergie et sa voix. Le Porpora eut beaucoup d’humeur de ce contretemps. Il savait que pour obtenir à son élève un engagement au théâtre Italien, il fallait se hâter ; car madame Tesi, qui avait désiré se rendre à Dresde, paraissait hésiter, séduite par les instances de Caffariello et les brillantes propositions de Holzbaüer, jaloux d’attacher au théâtre impérial une cantatrice aussi célèbre. D’un autre côté, la Corilla, encore retenue au lit par les suites de son accouchement, faisait intriguer auprès des directeurs ceux de ses amis qu’elle avait retrouvés à Vienne, et se faisait fort de débuter dans huit jours si on avait besoin d’elle. Le Porpora désirait ardemment que Consuelo fût engagée, et pour elle-même, et pour le succès de l’opéra qu’il espérait faire accepter avec elle.

Consuelo, pour sa part, ne savait à quoi se résoudre. Prendre un engagement, c’était reculer le moment possible de sa réunion avec Albert ; c’était porter l’épouvante et la consternation chez les Rudolstadt, qui ne s’attendaient certes pas à ce qu’elle reparût sur la scène ; c’était, dans leur opinion, renoncer à l’honneur de leur appartenir, et signifier au jeune comte qu’elle lui préférait la gloire et la liberté. D’un autre côté, refuser cet engagement, c’était détruire les dernières espérances du Porpora ; c’était lui montrer, à son tour, cette ingratitude qui avait fait le désespoir et le malheur de sa vie ; c’était enfin lui porter un coup de poignard. Consuelo, effrayée de se trouver dans cette alternative, et voyant qu’elle allait frapper un coup mortel, quelque parti qu’elle pût prendre, tomba dans un morne chagrin. Sa robuste constitution la préserva d’une insdisposition sérieuse ; mais durant ces quelques jours d’angoisse et d’effroi, en proie à des frissons fébriles, à une pénible langueur, accroupie auprès d’un maigre feu, ou se traînant d’une chambre à l’autre pour vaquer aux soins du ménage, elle désira et espéra tristement qu’une maladie grave vint la soustraire aux devoirs et aux anxiétés de sa situation.

L’humeur du Porpora, qui s’était épanouie un instant, redevint sombre, querelleuse et injuste dès qu’il vit Consuelo, la source de son espoir et le siège de sa force, tomber tout à coup dans l’abattement et l’irrésolution. Au lieu de la soutenir et de la ranimer par l’enthousiasme et la tendresse, il lui témoigna une impatience maladive qui acheva de la consterner. Tour à tour faible et violent, le tendre et irascible vieillard, dévoré du spleen qui devait bientôt consumer Jean-Jacques Rousseau, voyait partout des ennemis, des persécuteurs et des ingrats, sans s’apercevoir que ses soupçons, ses emportements et ses injustices provoquaient et motivaient un peu chez les autres les mauvaises intentions et les mauvais procédés qu’il leur attribuait. Le premier mouvement de ceux qu’il blessait ainsi était de le considérer comme fou ; le second, de le croire méchant ; le troisième, de se détacher, de se préserver ou de se venger de lui. Entre une lâche complaisance et une sauvage misanthropie, il y a un milieu que le Porpora ne concevait pas, et auquel il n’arriva jamais.

Consuelo, après avoir tenté d’inutiles efforts, voyant qu’il était moins disposé que jamais à lui permettre l’amour et le mariage, se résigna à ne plus provoquer des explications qui aigrissaient de plus en plus les préventions de son infortuné maître. Elle ne prononça plus le nom d’Albert, et se tint prête à signer l’engagement qui lui serait imposé par le Porpora. Lorsqu’elle se retrouvait seule avec Joseph, elle éprouvait quelque soulagement à lui ouvrir son cœur.

« Quelle destinée bizarre est la mienne ! lui disait-elle