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CONSUELO.

maestro. » Alors on me renvoyait avec un petit présent ou une commande de graisse d’ours, et, quant à monsieur le secrétaire d’ambassade, il s’est vivement intéressé à l’aventure et m’a promis d’en régaler monseigneur Corner à son déjeuner, afin que lui, qui aime Joseph particulièrement, se tienne tout le premier sur ses gardes vis-à-vis du Porpora. Voilà ma mission diplomatique remplie. Êtes-vous contente, signora ?

— Si j’étais reine, je vous nommerais ambassadeur sur-le-champ, répondit Consuelo. Mais j’aperçois dans la rue le maître qui revient. Sauvez-vous, cher Keller, qu’il ne vous voie pas !

— Et pourquoi me sauverais-je, Signora ! Je vais me mettre à vous coiffer, et vous serez censée avoir envoyé chercher le premier perruquier venu par votre valet Joseph.

— Il a plus d’esprit cent fois que nous, dit Consuelo à Joseph ; » et elle abandonna sa noire chevelure aux mains légères de Keller, tandis que Joseph reprenait son plumeau et son tablier, et que le Porpora montait pesamment l’escalier en fredonnant une phrase de son futur opéra.

LXXXVI.

Comme il était naturellement fort distrait, le Porpora, en embrassant au front sa fille adoptive, ne remarqua pas seulement Keller qui la tenait par les cheveux, et se mit à chercher dans sa musique le fragment écrit de la phrase qui lui trottait par la cervelle. Ce fut en voyant ses papiers, ordinairement épars sur le clavecin dans un désordre incomparable, rangés en piles symétriques, qu’il sortit de sa préoccupation en s’écriant :

« Malheureux drôle ! il s’est permis de toucher à mes manuscrits. Voilà bien les valets ! Ils croient ranger quand ils entassent ! J’avais bien besoin, ma foi, de prendre un valet ! Voilà le commencement de mon supplice.

— Pardonnez-lui, maître, répondit Consuelo ; votre musique était dans le chaos…

— Je me reconnaissais dans ce chaos ! je pouvais me lever la nuit et prendre à tâtons dans l’obscurité n’importe quel passage de mon opéra ; à présent je ne sais plus rien, je suis perdu ; j’en ai pour un mois avant de me reconnaître.

— Non, maître, vous allez vous y retrouver tout de suite. C’est moi qui ai fait la faute d ailleurs, et quoique les pages ne fussent pas numérotées, je crois avoir mis chaque feuillet à sa place. Regardez ! je suis sûre que vous lirez plus aisément dans le cahier que j’en ai fait que dans toutes ces feuilles volantes qu’un coup de vent pouvait emporter par la fenêtre.

— Un coup de vent ! prends-tu ma chambre pour les lagunes Fusine ?

— Sinon un coup de vent, du moins un coup de plumeau, un coup de balai.

— Eh ! qu’y avait-il besoin de balayer et d’épousseter ma chambre ? Il y a quinze jours que je l’habite, et je n’ai permis à personne d’y entrer.

— Je m’en suis bien aperçu, pensa Joseph.

— Eh bien, maître, il faut que vous me permettiez de changer cette habitude. Il est malsain de dormir dans une chambre qui n’est pas aérée et nettoyée tous les jours. Je me chargerai de rétablir méthodiquement chaque jour le désordre que vous aimez, après que Beppo aura balayé et rangé.

— Beppo ! Beppo ! qu’est-ce que cela ? Je ne connais pas Beppo.

— Beppo, c’est lui, dit Consuelo en montrant Joseph. Il avait un nom si dur à prononcer, que vous en auriez eu les oreilles déchirées à chaque instant. Je lui ai donné le premier nom vénitien qui m’est venu. Beppo est bien ; c’est court ; cela peut se chanter.

— Comme tu voudras ! répondit le Porpora qui commençait à se radoucir en feuilletant son opéra, et en le retrouvant parfaitement réuni et cousu en un seul livre.

— Convenez, maître, dit Consuelo en le voyant sourire, que c’est plus commode ainsi.

— Ah ! tu veux toujours avoir raison, toi, reprit le maestro ; tu seras opiniâtre toute ta vie.

— Maître, avez-vous déjeuné ? reprit Consuelo que Keller venait de rendre à la liberté.

— As-tu déjeuné toi-même, répondit Porpora avec un mélange d’impatience et de sollicitude.

— J’ai déjeuné. Et vous, maître ?

— Et ce garçon, ce… Beppo, a-t-il mangé quelque chose ?

— Il a déjeuné. Et vous, maître ?

— Vous avez donc trouvé quelque chose ici ? Je ne me souviens pas si j’avais quelques provisions.

— Nous avons très-bien déjeuné. Et vous, maître ?

— Et vous, maître ! et vous, maître ! Va au diable avec tes questions. Qu’est-ce cela te fait ?

— Maître, tu n’as pas déjeuné ! reprit Consuelo, qui se permettait quelquefois de tutoyer le Porpora avec la familiarité vénitienne.

— Ah ! je vois bien que le diable est entré dans ma maison. Elle ne me laissera pas tranquille ! Allons, viens ici, et chante-moi cette phrase. Attention, je te prie. »

Consuelo s’approcha du clavecin et chanta la phrase, tandis que Keller, qui était un dilettante renforcé, restait à l’autre bout de la chambre, le peigne à la main et la bouche entr’ouverte. Le maestro, qui n’était pas content de sa phrase, se la fit répéter trente fois de suite, tantôt faisant appuyer sur certaines notes, tantôt sur certaines autres, cherchant la nuance qu’il rêvait avec une obstination que pouvaient seules égaler la patience et la soumission de Consuelo. Pendant ce temps, Joseph, sur un signe de cette dernière, avait été chercher le chocolat qu’elle avait préparé elle-même pendant les courses de Keller. Il l’apporta, et, devinant les intentions de son amie, il le posa doucement sur le pupitre sans éveiller l’attention du maître, qui, au bout d’un instant, le prit machinalement, le versa dans la tasse, et l’avala avec grand appétit. Une seconde tasse fut apportée et avalée de même avec renfort de pain et de beurre, et Consuelo, qui était un peu taquine, lui dit en le voyant manger avec plaisir :

« Je le savais bien, maître, que tu n’avais pas déjeuné.

— C’est vrai ! répondit-il sans humeur ; je crois que je l’avais oublié ; cela m’arrive souvent quand je compose, et je ne m’en aperçois que dans la journée, quand j’éprouve des tiraillements d’estomac et des spasmes.

— Et alors, tu bois de l’eau-de-vie, maître ?

— Qui t’a dit cela, petite sotte ?

— J’ai trouvé la bouteille.

— Eh bien, que t’importe ? Ne vas-tu pas m’interdire l’eau-de-vie ?

— Oui, je te l’interdirai ! Tu étais sobre à Venise, et tu te portais bien.

— Cela, c’est la vérité, dit le Porpora avec tristesse. Il me semblait que tout allait au plus mal, et qu’ici tout irait mieux. Cependant tout va de mal en pis pour moi. La fortune, la santé, les idées… tout ! » Et il pencha sa tête dans ses mains.

« Veux-tu que je te dise pourquoi tu as de la peine à travailler ici ? reprit Consuelo qui voulait le distraire, par des choses de détail, de l’idée de découragement qui le dominait. C’est que tu n’as pas ton bon café à la vénitienne, qui donne tant de force et de gaieté. Tu veux t’exciter à la manière des Allemands, avec de la bière et des liqueurs ; cela ne te va pas.

— Ah ! c’est encore la vérité ; mon bon café de Venise ! c’était une source intarissable de bons mots et de grandes idées. C’était le génie, c’était l’esprit, qui coulaient dans mes veines avec une douce chaleur. Tout ce qu’on boit ici rend triste ou fou.

— Eh bien, maître, prends ton café !

— Ici ? du café ? je n’en veux pas. Cela fait trop d’embarras. Il faut du feu, une servante, une vaisselle qu’on lave, qu’on remue, qu’on casse avec un bruit discordant au milieu d’une combinaison harmonique ! Non, pas de tout cela ! Ma bouteille, par terre, entre mes jambes ; c’est plus commode, c’est plus tôt fait.

— Cela se casse aussi. Je l’ai cassée ce matin, en voulant la mettre dans l’armoire.