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CONSUELO.

pas le loisir de l’admirer. Il fallut s’embarquer sur un navire de poche, où rien ne manquait ; mâts, voiles, cordages, c’était un modèle accompli de bâtiment avec tous ses agrès, et que le trop grand nombre de matelots et de passagers faillit faire sombrer. Le Porpora y eut froid. Les tapis étaient fort humides, et je crois bien que, malgré l’exacte revue que M. le comte, arrivé de la veille, avait fait déjà de toutes les pièces, l’embarcation faisait eau. Personne ne s’y sentait à l’aise, excepté le comte, qui, par grâce d’état, ne se souciait jamais des petits désagréments attachés à ses plaisirs, et Consuelo, qui commençait à s’amuser beaucoup de la folie de son hôte. Une flotte proportionnée à ce vaisseau de commandement vint se placer sous ses ordres, exécuta des manœuvres que le comte lui-même, armé d’un porte-voix, et debout sur la poupe, dirigea fort sérieusement, se fâchant fort quand les choses n’allaient point à son gré, et faisant recommencer la répétition. Ensuite on voyagea de conserve aux sons d’une musique de cuivre abominablement fausse, qui acheva d’exaspérer le Porpora.

« Passe pour nous faire geler et enrhumer, disait-il entre ses dents ; mais nous écorcher les oreilles à ce point, c’est trop fort !

— Voile pour le Péloponèse ! » s’écria le comte, et on cingla vers une rive couronnée de menues fabriques imitant des temples grecs et d’antiques tombeaux.

On se dirigeait sur une petite anse masquée par des rochers, et, lorsqu’on en fut à dix pas, on fut accueilli par une décharge de coups de fusil. Deux hommes tombèrent morts sur le tillac, et un jeune mousse fort léger, qui se tenait dans les cordages, jeta un grand cri, descendit, ou plutôt se laissa glisser adroitement, et vint se rouler au beau milieu de la société, en hurlant qu’il était blessé et en cachant dans ses mains sa tête, soi-disant fracassée d’une balle.

« Ici, dit le comte à Consuelo, j’ai besoin de vous pour une petite répétition que je fais faire à mon équipage. Ayez la bonté de représenter pour un instant le personnage de madame la margrave, et de commander à cet enfant mourant ainsi qu’à ces deux morts, qui, par parenthèse sont fort bêtement tombés, de se relever, d’être guéris à l’instant même, de prendre leurs armes, et de défendre Son Altesse contre les insolents pirates retranchés dans cette embuscade. »

Consuelo se hâta de se prêter au rôle de margrave, et le joua avec beaucoup plus de noblesse et de grâce naturelle que ne l’eût fait madame Hoditz. Les morts et les mourants se relevèrent sur leurs genoux et lui baisèrent la main. Là, il leur fut enjoint par le comte de ne point toucher tout de bon de leurs bouches vassales la noble main de Son Altesse, mais de baiser leur propre main en feignant d’approcher leurs lèvres de la sienne. Puis morts et mourants coururent aux armes en faisant de grandes démonstrations d’enthousiasme ; le petit saltimbanque, qui faisait le rôle de mousse, regrimpa comme un chat sur son mât et déchargea une légère carabine sur la baie des pirates. La flotte se serra autour de la nouvelle Cléopâtre, et les petits canons firent un vacarme épouvantable.

Consuelo, avertie par le comte, qui ne voulait pas lui causer une frayeur sérieuse, n’avait point été dupe du début un peu bizarre de cette comédie. Mais les deux officiers prussiens, envers lesquels il n’avait pas jugé nécessaire de pratiquer la même galanterie, voyant tomber deux hommes au premier feu, s’étaient serrés l’un contre l’autre en pâlissant. Celui qui ne disait rien avait paru effrayé pour son capitaine, et le trouble de ce dernier n’avait pas échappé au regard tranquillement observateur de Consuelo. Ce n’était pourtant pas la peur qui s’était peinte sur sa physionomie ; mais, au contraire, une sorte d’indignation, de colère même, comme si la plaisanterie l’eût offensé personnellement et lui eût semblé un outrage à sa dignité de Prussien et de militaire. Hoditz n’y prit pas garde, et lorsque le combat fut engagé, le capitaine et son lieutenant riaient aux éclats et acceptaient au mieux le badinage. Ils mirent même l’épée à la main et s’escrimèrent en l’air pour prendre part à la scène.

Les pirates, montés sur des barques légères, vêtus à la grecque et armés de tromblons et de pistolets chargés à poudre, étaient sortis de leurs jolis petits récifs, et se battaient comme des lions. On les laissa venir à l’abordage, où l’on en fit grande déconfiture, afin que la bonne margrave eût le plaisir de les ressusciter. La seule cruauté commise fut d’en faire tomber quelques-uns à la mer. L’eau du bassin était bien froide, et Consuelo les plaignait, lorsqu’elle vit qu’ils y prenaient plaisir, et mettaient de la vanité à montrer à leurs compagnons montagnards qu’ils étaient bons nageurs.

Quand la flotte de Cléopâtre (car le navire que devait monter la margrave portait réellement ce titre pompeux) eut été victorieuse, comme de raison, elle emmena prisonnière la flottille des pirates à sa suite, et s’en alla au son d’une musique triomphale (à porter le diable en terre, au dire du Porpora) explorer les rivages de la Grèce. On approcha ensuite d’une île inconnue d’où l’on voyait s’élever des huttes de terre et des arbres exotiques fort bien acclimatés ou fort bien imités ; car on ne savait jamais à quoi s’en tenir à cet égard, le faux et le vrai étant confondus partout. Aux marges de cette île étaient amarrées des pirogues. Les naturels du pays s’y jetèrent avec des cris très-sauvages et vinrent à la rencontre de la flotte, apportant des fleurs et des fruits étrangers récemment coupés dans les serres chaudes de la résidence. Ces sauvages étaient hérissés, tatoués, crépus, et plus semblables à des diables qu’à des hommes. Les costumes n’étaient pas trop bien assortis. Les uns étaient couronnés de plumes, comme des Péruviens, les autres empaquetés de fourrures, comme des Esquimaux ; mais on n’y regardait pas de si près ; pourvu qu’ils fussent bien laids et bien ébouriffés, on les tenait pour anthropophages tout au moins.

Ces bonnes gens firent beaucoup de grimaces, et leur chef, qui était une espèce de géant, ayant une fausse barbe qui lui tombait jusqu’à la ceinture, vint faire un discours que le comte Hoditz avait pris la peine de composer lui-même en langue sauvage. C’était un assemblage de syllabes ronflantes et croquantes, arrangées au hasard pour figurer un patois grotesque et barbare. Le comte, lui ayant fait réciter sa tirade sans faute, se chargea de traduire cette belle harangue à Consuelo, qui faisait toujours le rôle de margrave en attendant la véritable.

« Ce discours signifie, Madame, lui dit-il en imitant les salamalecs du roi sauvage, que cette peuplade de cannibales dont l’usage est de dévorer tous les étrangers qui abordent dans leur île, subitement touchée et apprivoisée par l’effet magique de vos charmes, vient déposer à vos pieds l’hommage de sa férocité, et vous offrir la royauté de ces terres inconnues. Daignez y descendre sans crainte, et quoiqu’elles soient stériles et incultes, les merveilles de la civilisation vont y éclore sous vos pas. »

On aborda dans l’île au milieu des chants et des danses des jeunes sauvagesses. Des animaux étranges et prétendus féroces, mannequins empaillés qui, au moyen d’un ressort, s’agenouillèrent subitement, saluèrent Consuelo sur le rivage. Puis, à l’aide de cordes, les arbres et les buissons fraîchement plantés s’abattirent, les rochers de carton s’écroulèrent, et l’on vit des maisonnettes décorées de fleurs et de feuillages. Des bergères conduisant de vrais troupeaux (Hoditz n’en manquait pas), des villageois habillés à la dernière mode de l’Opéra, quoiqu’un peu malpropres vus de près, enfin jusqu’à des chevreuils et des biches apprivoisées vinrent prêter foi et hommage à la nouvelle souveraine.

« C’est ici, dit alors le comte à Consuelo, que vous aurez à jouer un rôle demain, devant Son Altesse. On vous procurera le costume d’une divinité sauvage toute couverte de fleurs et de rubans, et vous vous tiendrez dans la grotte que voici : la margrave y entrera, et vous chanterez la cantate que j’ai dans ma poche, pour lui céder vos droits à la divinité, vu qu’il ne peut y avoir qu’une déesse, là où elle daigne apparaître.