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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

qu’il ne dût pas me revoir bientôt, et resserrer avec Marcus les liens de l’association qui le réclamait. Albert avait peu la notion du temps, et encore moins l’appréciation des éventualités matérielles de la vie.

« — Est-ce que nous nous quittons ? me disait-il en me voyant pleurer malgré moi ; nous ne pouvons pas nous quitter. Toutes les fois que je vous ai appelée au fond de mon cœur, vous m’êtes apparue. Je vous appellerai encore.

« — Albert, Albert ! lui répondis-je, je ne puis pas te suivre cette fois où tu vas.

« Il pâlit et se serra contre moi comme un enfant effrayé. Le moment était venu de lui révéler mon secret :

« — Je ne suis pas l’âme de ta mère, lui dis-je après quelque préambule ; je suis ta mère elle-même.

« — Pourquoi me dites-vous cela ? reprit-il avec un sourire étrange ; est-ce que je ne le savais pas ? est-ce que nous ne nous ressemblons pas ? est-ce que je n’ai pas vu votre portrait à Riesenburg ? est-ce que je vous avais oubliée, d’ailleurs ? est-ce que je ne vous avais pas toujours vue, toujours connue ?

« — Et tu n’étais pas surpris de me voir vivante, moi que l’on croit ensevelie dans la chapelle du château des Géants ?

« — Non, me répondit-il, je n’étais pas surpris ; j’étais trop heureux pour cela. Dieu a le pouvoir des miracles, et ce n’est point aux hommes de s’en étonner. »

« L’étrange enfant eut plus de peine à comprendre les effrayantes réalités de mon histoire que le prodige dont il s’était bercé. Il avait cru à ma résurrection comme à celle du Christ ; il avait pris à la lettre mes doctrines sur la transmission de la vie ; il y croyait avec excès, c’est-à-dire qu’il ne s’étonnait pas de me voir conserver le souvenir et la certitude de mon individualité, après avoir dépouillé mon corps pour en revêtir une autre. Je ne sais pas même si je le convainquis que ma vie n’avait pas été interrompue par mon évanouissement et que mon enveloppe mortelle n’était pas restée dans le sépulcre. Il m’écoutait avec une physionomie distraite et cependant enflammée, comme s’il eût entendu sortir de ma bouche d’autres paroles que celles que je prononçais. Il se passa en lui, en ce moment, quelque chose d’inexplicable. Un lien terrible retenait encore l’âme d’Albert sur le bord de l’abîme. La vie réelle ne pouvait pas encore s’emparer de lui avant qu’il eût subi cette dernière crise dont j’étais sortie miraculeusement, cette mort apparente qui devait être en lui le dernier effort de la notion d’éternité luttant contre la notion du temps. Mon cœur se brisa en se séparant de lui ; un douloureux pressentiment m’avertissait vaguement qu’il allait entrer dans cette phase pour ainsi dire climatérique, qui avait si violemment ébranlé mon existence, et que l’heure n’était pas loin où Albert serait anéanti ou renouvelé. J’avais remarqué en lui une tendance à l’état cataleptique. Il avait eu sous mes yeux des accès de sommeil si longs, si profonds, si effrayants ; sa respiration était alors si faible, son pouls si peu sensible, que je ne cessais de dire ou d’écrire à Marcus : « Ne laissons jamais ensevelir Albert, ou ne craignons pas de briser sa tombe. » Malheureusement pour nous, Marcus ne pouvait plus se présenter au château des Géants ; il ne pouvait plus mettre le pied sur les terres de l’Empire. Il avait été gravement compromis dans une insurrection à Prague, à laquelle en effet son influence n’avait pas été étrangère. Il n’avait échappé que par la fuite à la rigueur des lois autrichiennes. Dévorée d’inquiétude, je revins ici. Albert m’avait promis de m’écrire tous les jours. Je me promis, de mon côté, aussitôt qu’une lettre me manquerait, de partir pour la Bohême, et de me présenter à Riesenburg, à tout risque, à tout événement.

« La douleur de notre séparation lui fut d’abord moins cruelle qu’à moi. Il ne comprit pas ce qui se passait ; il sembla ne pas y croire. Mais quand il fut rentré sous ce toit funeste où l’air semble être un poison pour la poitrine ardente des descendants de Ziska, il reçut une commotion terrible dans tout son être ; il courut s’enfermer dans la chambre que j’avais habitée ; il m’y appela, et, ne m’y voyant pas reparaître, il se persuada que j’étais morte une seconde fois, et que je ne lui serais plus rendue dans le cours de sa vie présente. Du moins, c’est ainsi qu’il m’a expliqué depuis ce qui se passa en lui à cette heure fatale où sa raison et sa foi furent ébranlées pour des années entières. Il regarda longtemps mon portrait. Un portrait ne ressemble jamais qu’imparfaitement, et ce sentiment particulier que l’artiste a eu de nous, est toujours si au-dessous de celui que conçoivent et conservent les êtres dont nous sommes ardemment aimés, qu’aucune ressemblance ne peut les satisfaire ; elle les afflige même et les indigne parfois. Albert, en comparant cette représentation de ma jeunesse et de ma beauté passée, ne retrouva pas sa vieille mère chérie, ses cheveux gris qui lui semblaient plus augustes, et cette pâleur flétrie qui parlait à son cœur. Il s’éloigna du portrait avec terreur et reparut devant ses parents, sombre, taciturne, consterné. Il alla visiter ma tombe ; il y fut saisi de vertige et d’épouvante. L’idée de la mort lui parut monstrueuse ; et cependant, pour le consoler, son père lui dit que j’étais là, qu’il fallait s’y agenouiller et prier pour le repos de mon âme.

« — Le repos ! s’écria Albert hors de lui, le repos de l’âme ! non, l’âme de ma mère n’est pas faite pour un pareil néant, non plus que la mienne. Ni ma mère ni moi ne voulons nous reposer dans une tombe. Jamais, jamais ! cette caverne catholique, ces sépulcres scellés, cet abandon de la vie, ce divorce entre le ciel et la terre, entre le corps et l’âme, me font horreur ! »

« C’est par de pareils discours qu’Albert commença à répandre l’effroi dans l’âme simple et timide de son père. On rapporta ses paroles au chapelain, pour qu’il essayât de les expliquer. Cet homme borné n’y vit qu’un cri arraché par le sentiment de ma damnation éternelle. La crainte superstitieuse qui se répandit dans les esprits autour d’Albert, les efforts de sa famille pour le ramener à la soumission catholique, réussirent bientôt à le torturer, et son exaltation prit tout à fait le caractère maladif que vous lui avez vu. Ses idées se confondirent : à force de voir et de toucher les preuves de ma mort, il oublia qu’il m’avait connue vivante, et je ne lui semblai plus qu’un spectre fugitif toujours prêt à l’abandonner. Sa fantaisie évoqua ce spectre et ne lui prêta plus que des discours incohérents, des cris douloureux, des menaces sinistres. Quand le calme lui revenait, sa raison restait comme voilée sous un nuage. Il avait perdu la mémoire des choses récentes ; il se persuadait avoir fait un rêve de huit années auprès de moi, ou plutôt ces huit années de bonheur, d’activité, de force, lui apparaissaient comme le songe d’une heure.

« Ne recevant aucune lettre de lui, j’allais courir vers lui : Marcus me retint. La poste, disait-il, interceptait nos lettres, ou la famille de Rudolstadt les supprimait. Il recevait toujours, par son fidèle correspondant, des nouvelles de Riesenburg ; mon fils passait pour calme, bien portant, heureux dans sa famille. Vous savez quels soins on prenait pour cacher sa situation, et on les prit avec succès durant les premiers temps.

« Dans ses voyages, Albert avait connu le jeune Trenck ; il s’était lié avec lui d’une amitié chaleureuse. Trenck, aimé de la princesse de Prusse, et persécuté par le roi Frédéric, écrivit à mon fils ses joies et ses malheurs ; il l’engageait ardemment à venir le trouver à Dresde, pour lui donner conseil et assistance. Albert fit ce voyage, et à peine eut-il quitté le sombre château de Riesenburg, que la mémoire, le zèle, la raison, lui revinrent. Trenck avait rencontré mon fils dans la milice des néophytes Invisibles. Là ils s’étaient compris et juré une fraternité chevaleresque. Informé par Marcus de leur projet d’entrevue, je courus à Dresde, je revis Albert, je le suivis en Prusse, où il s’introduisit dans le palais des rois sous un déguisement pour servir l’amour de Trenck et remplir un message des Invisibles. Marcus jugeait que cette activité et la conscience d’un rôle utile et généreux sauveraient Albert de sa dangereuse mélancolie. Il avait raison ; Albert reprenait à la vie parmi nous ; Marcus voulait, au retour, l’amener ici et l’y