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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

garder quelque temps dans la société des plus vénérables chefs de l’ordre ; il était convaincu qu’en respirant cette véritable atmosphère vitale de son âme supérieure, Albert recouvrerait la lucidité de son génie. Mais une circonstance fâcheuse troubla tout à coup la confiance de mon fils. Il avait rencontré sur son chemin l’imposteur Cagliostro, initié par l’imprudence des rose-croix à quelques-uns de leurs mystères. Albert, depuis longtemps reçu rose-croix, avait dépassé ce grade, et présida une de leurs assemblées comme grand-maître. Il vit alors de près ce qu’il n’avait fait encore que pressentir. Il toucha tous ces éléments divers qui composent les affiliations maçonniques ; il reconnut l’erreur, l’engouement, la vanité, l’imposture, la fraude même qui commençaient dès lors à se glisser dans ces sanctuaires déjà envahis par la démence et les vices du siècle. Cagliostro, avec sa police vigilante des petits secrets du monde, qu’il présentait comme les révélations d’un esprit familier, avec son éloquence captieuse qui parodiait les grandes inspirations révolutionnaires, avec son art prestigieux qui évoquait de prétendues ombres ; Cagliostro, l’intrigant et le cupide, fit horreur au noble adepte. La crédulité des gens du monde, la superstition mesquine d’un grand nombre de francs-maçons, l’avidité honteuse qu’excitaient les promesses de la pierre philosophale et tant d’autres misères du temps où nous vivons, portèrent dans son âme une lumière funeste. Dans sa vie de retraite et d’études, il n’avait pas assez deviné la race humaine ; il ne s’était point préparé à la lutte avec tant de mauvais instincts. Il ne put souffrir tant de misères. Il voulait qu’on démasquât et qu’on chassât honteusement des abords de nos temples les charlatans et les sorciers. Il ne pouvait admettre qu’on dût supporter le concours dégradant de Cagliostro, parce qu’il était trop tard pour s’en défaire, parce que cet homme irrité pouvait perdre beaucoup d’hommes estimables ; tandis que, flatté de leur protection et d’une apparence de confiance, il pouvait rendre beaucoup de services à la cause sans la connaître véritablement. Albert s’indigna et prononça sur notre œuvre l’anathème d’une âme ferme et ardente ; il nous prédit que nous échouerions pour avoir laissé l’alliage pénétrer trop avant dans la chaîne d’or. Il nous quitta en disant qu’il allait réfléchir à ce que nous nous efforcions de lui faire comprendre des nécessités terribles de l’œuvre des conspirations, et qu’il reviendrait nous demander le baptême quand ses doutes poignants seraient dissipés. Nous ne savions pas, hélas ! quelles lugubres réflexions étaient les siennes dans la solitude de Riesenburg. Il ne nous les disait point ; peut-être ne se les rappelait-il pas quand leur amertume était dissipée.

« Il y vécut encore un an dans une alternative de calme et de transport, de force exubérante et d’affaissement douloureux. Il nous écrivait quelquefois, sans nous dire ses souffrances et le dépérissement de sa santé. Il combattait amèrement notre marche politique. Il voulait qu’on cessât dès lors de travailler dans l’ombre et de tromper les hommes pour leur faire avaler la coupe de la régénération.

« — Jetez vos masques noirs, disait-il, sortez de vos cavernes. Effacez du fronton de votre temple le mot mystère, que vous avez volé à l’Église romaine, et qui ne convient pas aux hommes de l’avenir. Ne voyez-vous pas que vous avez pris les moyens de l’ordre des jésuites ? Non, je ne puis pas travailler avec vous ; c’est chercher la vie au milieu des cadavres. Paraissez enfin à la lumière du jour. Ne perdez pas un temps précieux à organiser votre armée. Comptez un peu plus sur son élan, et sur la sympathie des peuples, et sur la spontanéité des instincts généreux. Une armée d’ailleurs se corrompt dans le repos, et la ruse qu’elle emploie à s’embusquer lui ôte la puissance et la vie nécessaires pour combattre. »

« Albert avait raison en principe ; mais le moment n’était pas venu pour qu’il eût raison dans la pratique. Ce moment est peut-être encore loin !

« Vous vîntes enfin à Riesenburg ; vous le surprîtes au milieu des plus grandes détresses de son âme. Vous savez, ou plutôt vous ne savez pas, quelle action vous avez eue sur lui, jusqu’à lui faire oublier tout ce qui n’était pas vous, jusqu’à lui donner une vie nouvelle, jusqu’à lui donner la mort.

« Quand il crut que tout était fini entre vous et lui, toutes ses forces l’abandonnèrent, il se laissa dépérir. Jusque-là j’ignorais la véritable nature et le degré d’intensité de son mal. Le correspondant de Marcus lui disait que le château des Géants se fermait de plus en plus aux yeux profanes, qu’Albert n’en sortait plus, qu’il passait pour monomane auprès des gens du monde, mais que les pauvres l’aimaient et le bénissaient toujours, et que quelques personnes d’un sens supérieur qui l’avaient entrevu, après avoir été frappées de la bizarrerie de ses manières, rendaient, en le quittant, hommage à son éloquence, à sa haute sagesse, à la grandeur de ses conceptions. Mais enfin j’appris que Supperville avait été appelé, et je volai à Riesenburg, en dépit de Marcus qui, me voyant déterminée à tout, s’exposa à tout pour me suivre. Nous arrivâmes sous les murs du château, déguisés en mendiants. Personne ne nous reconnut. Il y avait vingt-sept ans qu’on ne m’avait vue ; il y en avait dix qu’on n’avait vu Marcus. On nous fit l’aumône et on nous éloigna. Mais nous rencontrâmes un ami, un sauveur inespéré dans la personne du pauvre Zdenko. Il nous traita en frères, et nous prit en affection parce qu’il comprit à quel point nous nous intéressions à Albert ; nous sûmes lui parler le langage qui plaisait à son enthousiasme, et lui faire révéler tous les secrets de la douleur mortelle de son ami. Zdenko n’était plus le furieux par qui votre vie a été menacée. Abattu et brisé, il venait comme nous demander humblement à la porte du château des nouvelles d’Albert, et comme nous, il était repoussé avec des réponses vagues, effrayantes pour notre angoisse. Par une étrange coïncidence avec les visions d’Albert, Zdenko prétendait m’avoir connue. Je lui étais apparue dans ses rêves, dans ses extases, et, sans se rendre compte de rien, il m’abandonnait sa volonté avec un entraînement naïf.

« — Femme, me disait-il souvent, je ne sais pas ton nom, mais tu es le bon ange de mon Podiebrad. Bien souvent je l’ai vu dessiner ta figure sur du papier, et décrire ta voix, ton regard et ta démarche dans ses bonnes heures, quand le ciel s’ouvrait devant lui et qu’il voyait apparaître autour de son chevet ceux qui ne sont plus, au dire des hommes. »

« Loin de repousser les épanchements de Zdenko, je les encourageai. Je flattai son illusion, et j’obtins qu’il nous recueillît, Marcus et moi, dans la grotte du Schreckenstein. En voyant cette demeure souterraine, et en apprenant que mon fils avait vécu là des semaines et presque des mois entiers à l’insu de tout le monde, je compris la couleur lugubre de ses pensées. Je vis une tombe, à laquelle Zdenko semblait rendre une espèce de culte, et ce ne fut pas sans peine que j’en connus la destination. C’était le plus grand secret d’Albert et de Zdenko, et leur plus grande réserve.

« — Hélas ! c’est là, me dit l’insensé, que nous avons enseveli Wanda de Prachatitz, la mère de mon Albert. Elle ne voulait pas rester dans cette chapelle, où ils l’avaient scellée dans la pierre. Ses os ne faisaient que s’agiter et bondir, et ceux d’ici, ajouta-t-il en nous montrant l’ossuaire des Taborites au bord de la source, nous reprochaient toujours de ne pas l’amener auprès d’eux. Nous avons été chercher cette tombe sacrée, et nous l’avons ensevelie ici, et tous les jours nous y apportions des fleurs et des baisers. »

« Effrayée de cette circonstance, qui pouvait par la suite amener la découverte de mon secret, Marcus questionna Zdenko, et sut qu’il avait apporté là mon cercueil sans l’ouvrir. Ainsi, Albert avait été malade et égaré au point de ne plus se rappeler mon existence, et de s’obstiner dans l’idée de ma mort. Mais tout cela n’était-il pas un rêve de Zdenko ? Je ne pouvais en croire mes oreilles. « — Ô mon ami ! disais-je à Marcus avec dés-