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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

espoir, si le flambeau de sa raison est éteint à ce point et pour jamais, Dieu lui fasse la grâce de mourir ! »

« Maîtres enfin de tous les secrets de Zdenko, nous sûmes que nous pouvions nous introduire par des galeries souterraines et des passages ignorés dans le château des Géants ; nous l’y suivîmes, une nuit, et nous attendîmes à l’entrée de la citerne qu’il se fût glissé dans l’intérieur de la maison. Il revint en riant et en chantant, nous dire qu’Albert était guéri, qu’il dormait, et qu’on lui avait mis des habits neufs et une couronne. Je tombai comme foudroyée, je compris qu’Albert était mort. Je ne sais plus ce qui se passa ; je m’éveillai plusieurs fois au milieu de la fièvre ; j’étais couchée sur des peaux d’ours et des feuilles sèches, dans la chambre souterraine qu’Albert avait habitée sous le Schreckenstein. Zdenko et Marcus me veillaient tour à tour. L’un me disait d’un air de joie et de triomphe que son Podiebrad était guéri, qu’il viendrait bientôt me voir ; l’autre, pâle et pensif, me disait : « — Tout n’est pas perdu, peut-être ; n’abandonnons pas l’espoir du miracle qui vous a fait sortir du tombeau. » Je ne comprenais plus, j’avais le délire ; je voulais me lever, courir, crier ; je ne le pouvais pas, et le désolé Marcus, me voyant dans cet état, n’avait ni la force ni le loisir de s’en occuper sérieusement. Tout son esprit, toutes ses pensées, étaient absorbés par une anxiété autrement terrible. Enfin une nuit, je crois que ce fut la troisième de ma crise, je me trouvai calme et je sentis la force me revenir. Je tâchai de rassembler mes idées, je réussis à me lever ; j’étais seule dans cette horrible cave qu’une lampe sépulcrale éclairait à peine ; je voulus en sortir, j’étais enfermée ; où étaient Marcus, Zdenko… et surtout Albert ?… La mémoire me revint, je fis un cri auquel les voûtes glacées répondirent par un cri si lugubre, que la sueur me coula du front froide comme l’humidité du sépulcre ; je me crus encore une fois enterrée vivante. Que s’était-il passé ? que se passait-il encore ? je tombai à genoux, je tordis mes bras dans une prière désespérée, j’appelai Albert avec des cris furieux. Enfin, j’entends des pas sourds et inégaux, comme de gens qui s’approchent portant un fardeau. Un chien aboyait et gémissait, et plus prompt qu’eux, il vint à diverses reprises gratter à la porte. Elle s’ouvrit, et je vis Marcus et Zdenko m’apportant Albert, roidi, décoloré, mort enfin selon toutes les apparences. Son chien Cynabre sautait après lui et léchait ses mains pendantes. Zdenko chantait en improvisant d’une voix douce et pénétrée :

« — Viens dormir sur le sein de ta mère, pauvre ami si longtemps privé du repos ; viens dormir jusqu’au jour, nous t’éveillerons pour voir lever le soleil. »

« Je m’élançai sur mon fils. « — Il n’est pas mort, m’écriai-je. Oh ! Marcus, vous l’avez sauvé, n’est-ce pas ? il n’est pas mort ? il va se réveiller ?

« — Madame, ne vous flattez pas, dit Marcus avec une fermeté épouvantable ; je n’en sais rien, je ne puis croire à rien ; ayez du courage, quoi qu’il arrive. Aidez-moi, oubliez-vous vous-même. »

« Je n’ai pas besoin de vous dire quels soins nous prîmes pour ranimer Albert. Grâce au ciel, il y avait un poêle dans cette cave. Nous réussîmes à réchauffer ses membres. « — Voyez, disais-je à Marcus, ses mains sont tièdes !

« — On peut donner de la chaleur au marbre, me répondait-il d’un ton sinistre ; ce n’est pas lui donner la vie. Ce cœur est inerte comme de la pierre !

« D’épouvantables heures se traînèrent dans cette attente, dans cette terreur, dans ce découragement. Marcus, à genoux, l’oreille collée contre la poitrine de mon fils, le visage morne, épiait en vain un faible indice de la vie. Défaillante, épuisée, je n’osais plus dire un mot, ni adresser une question. J’interrogeais le front terrible de Marcus. Un moment vint où je n’osai même plus le regarder ; j’avais cru lire la sentence suprême.

« Zdenko, assis dans un coin, jouait avec Cynabre comme un enfant, et continuait à chanter ; il s’interrompait quelquefois pour nous dire que nous tourmentions Albert, qu’il fallait le laisser dormir, que lui, Zdenko, l’avait vu ainsi des semaines entières, et qu’il se réveillerait bien de lui-même. Marcus souffrait cruellement de la confiance de cet insensé ; il ne pouvait la partager ; mais moi je voulais m’obstiner à y ajouter foi, et j’étais bien inspirée. L’insensé avait la divination céleste, la certitude angélique de la vérité. Enfin, je crus saisir un imperceptible mouvement sur le front d’airain de Marcus ; il me sembla que ses sourcils contractés se détendaient. Je vis sa main trembler, pour se roidir dans un nouvel effort de courage ; puis il soupira profondément, retira son oreille de la place où le cœur de mon fils avait peut-être battu, essaya de parler, se contint, effrayé de la joie peut-être chimérique qu’il allait me donner, se pencha encore, écouta de nouveau, tressaillit, et tout à coup, se relevant et se rejetant en arrière, fléchit et retomba comme prêt à mourir. « — Plus d’espérance ? m’écriai-je en arrachant mes cheveux.

« — Wanda ! répondit Marcus d’une voix étouffée, votre fils est vivant ! »

« Et, brisé par l’effort de son attention, de son courage et de sa sollicitude, mon stoïque et tendre ami alla tomber, comme anéanti, auprès de Zdenko. »

XXXV.

La comtesse Wanda, ébranlée par l’émotion d’un tel souvenir, reprit son récit après quelques minutes de silence.

« Nous passâmes dans la caverne plusieurs jours durant lesquels la force et la santé revinrent à mon fils avec une étonnante rapidité. Marcus, surpris de ne lui trouver aucune lésion organique, aucune altération profonde dans les fonctions de la vie, s’effrayait pourtant de son silence farouche et de son indifférence apparente ou réelle devant nos transports et l’étrangeté de sa situation. Albert avait perdu entièrement la mémoire. Plongé dans une sombre méditation, il faisait vainement de secrets efforts pour comprendre ce qui se passait autour de lui. Quant à moi, qui savais bien que le chagrin était la seule cause de sa maladie et de la catastrophe qui en avait été la suite, je n’étais pas aussi impatiente que Marcus de lui voir recouvrer les poignants souvenirs de son amour. Marcus lui-même avouait que cet effacement du passé dans son esprit pouvait seul expliquer le rapide retour de ses forces physiques. Son corps se ranimait aux dépens de son esprit, aussi vite qu’il s’était brisé sous l’effort douloureux de sa pensée. « — Il vit, et il vivra assurément, me disait-il ; mais sa raison, est-elle à jamais obscurcie ? — Sortons-le de ce tombeau le plus vite possible, répondais-je ; l’air, le soleil et le mouvement le réveilleront sans doute de ce sommeil de l’âme. — Sortons-le surtout de cette vie fausse et impossible qui l’a tué, reprenait Marcus. Éloignons-le de cette famille et de ce monde qui contrarient tous ses instincts ; conduisons-le auprès de ces âmes sympathiques au contact desquelles la sienne recouvrera sa clarté et sa vigueur. »

« Pouvais-je hésiter ? En errant avec précaution au déclin du jour dans les environs du Schreckenstein, où je feignais de demander l’aumône aux rares passants des chemins, j’avais appris que le comte Christian était tombé dans une sorte d’enfance. Il n’eût pas compris le retour de son fils, et le spectacle de cette mort anticipée, si Albert l’eût comprise à son tour, eût achevé de l’accabler. Fallait-il donc le rendre et l’abandonner aux soins malentendus de cette vieille tante, de cet ignare chapelain et de cet oncle abruti, qui l’avaient fait si mal vivre et si tristement mourir ? « Ah ! fuyons avec lui, disais-je enfin à Marcus ; qu’il n’ait pas sous les yeux l’agonie de son père, et le spectacle effrayant de l’idolâtrie catholique dont on entoure le lit des mourants ; mon cœur se brise en songeant que cet époux, qui ne m’a pas comprise, mais dont j’ai vénéré toujours les vertus simples et pures, et que j’ai respecté depuis mon abandon aussi religieusement que durant mon union avec lui, va quitter la terre sans qu’il nous soit possible