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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

forces ? Sais-tu que nous sommes un contre cent mille dans les pays les plus civilisés du globe ? Sais-tu qu’au temps où nous vivons, entre ceux qui rendent au sublime révélateur Jésus un culte injurieux et grossier, et ceux, presque aussi nombreux désormais, qui nient sa mission et jusqu’à son existence, entre les idolâtres et les athées, il n’y a place pour nous au soleil qu’au milieu des persécutions, des railleries, de la haine et des mépris de l’espèce humaine ? Sais-tu qu’en France, à l’heure qu’il est, on proscrit presque également Rousseau et Voltaire, le philosophe religieux et le philosophe incrédule ? Sais-tu, chose plus effrayante et plus inouïe ! que, du fond de leur exil, ils se proscrivent l’un l’autre ? Sais-tu que tu vas retourner dans un monde où tout conspirera pour ébranler ta foi et pour corrompre tes pensées ? Sais-tu enfin qu’il faudra exercer ton apostolat à travers les périls, les doutes, les déceptions et les souffrances ?

— J’y suis résolue, répondit Consuelo en baissant les yeux et en posant la main sur son cœur : Dieu me soit en aide !

— Eh bien, ma fille, dit Marcus, qui tenait toujours Consuelo par la main, tu vas être soumise par nous à quelques souffrances morales, non pour éprouver ta foi, dont nous ne saurions douter maintenant, mais pour la fortifier. Ce n’est pas dans le calme du repos, ni dans les plaisirs de ce monde, c’est dans la douleur et les larmes que la foi grandit et s’exalte. Te sens-tu le courage d’affronter de pénibles émotions et peut-être de violentes terreurs ?

— S’il le faut, et si mon âme doit en profiter, je me soumets à votre volonté, » répondit Consuelo légèrement oppressée.

Aussitôt les Invisibles se mirent à enlever les tapis et les flambeaux qui entouraient le cercueil. Le cercueil fut roulé dans une des profondes embrasures de croisées, et plusieurs adeptes, s’étant armés de barres de fer, se hâtèrent de lever une dalle ronde qui occupait le milieu de la salle. Consuelo vit alors une ouverture circulaire assez large pour le passage d’une personne, et dont la margelle de granit, noircie et usée par le temps, était incontestablement aussi ancienne que les autres détails de l’architecture de la tour. On apporta une longue échelle et on la plongea dans le vide ténébreux de l’ouverture. Puis Marcus, amenant Consuelo à l’entrée, lui demanda par trois fois, d’un ton solennel, si elle se sentait la force de descendre seule dans les souterrains de la grande tour féodale.

« Écoutez, mes pères ou mes frères, car j’ignore comment je dois vous appeler…, répondit Consuelo…

— Appelle-les tes frères, reprit Marcus, tu es ici parmi les Invisibles, tes égaux en grade, si tu persévères encore une heure. Tu vas leur dire adieu ici pour les retrouver dans une heure en présence du conseil des chefs suprêmes, de ceux dont on n’entend jamais la voix, dont on ne voit jamais le visage. Ceux-là, tu les appelleras tes pères. Ils sont les pontifes souverains, les chefs spirituels et temporels de notre temple. Nous paraîtrons devant eux et devant toi à visage découvert, si tu es bien décidée à venir nous rejoindre à la porte du sanctuaire, par ce chemin sombre et semé d’épouvante, qui s’ouvre ici sous tes pieds, où tu dois marcher seule et sans autre égide que celle de ton courage et de ta persévérance.

— J’y marcherai s’il le faut, répondit la néophyte tremblante ; mais cette épreuve, que vous m’annoncez si austère, est-elle donc inévitable ? Ô mes frères, vous ne voulez pas, sans doute, jouer avec la raison déjà bien assez éprouvée d’une femme sans affectation et sans fausse vanité ? Vous m’avez condamnée aujourd’hui à un long jeûne, et, bien que l’émotion fasse taire la faim depuis plusieurs heures, je me sens affaiblie physiquement ; j’ignore si je ne succomberai pas aux travaux que vous m’imposez. Peu m’importe, je vous le jure, que mon corps souffre et faiblisse, mais ne prendrez-vous pas pour une lâcheté morale ce qui ne sera qu’une défaillance de la matière ? Dites-moi que vous me pardonnerez si j’ai les nerfs d’une femme, pourvu que, revenue à moi-même, j’aie encore le cœur d’un homme.

— Pauvre enfant, répondit Marcus, j’aime mieux t’entendre avouer ta faiblesse que si tu cherchais à nous éblouir par une folle audace. Nous consentirons, si tu le veux, à te donner un guide, un seul, pour t’assister et te secourir au besoin dans ton pèlerinage. Mon frère, ajouta-t-il en s’adressant au chevalier Liverani, qui s’était tenu pendant tout ce dialogue auprès de la porte, les yeux fixés sur Consuelo, prends la main de ta sœur, et conduis-la par les souterrains au lieu du rendez-vous général.

— Et vous, mon frère, dit Consuelo éperdue, ne voulez-vous pas m’accompagner aussi ?

— Cela m’est impossible. Tu ne peux avoir qu’un guide, et celui que je te désigne est le seul qu’il me soit permis de te donner.

— J’aurai du courage, répondit Consuelo, en s’enveloppant de son manteau ; j’irai seule.

— Tu refuses le bras d’un frère et d’un ami ?

— Je ne refuse ni sa sympathie ni son intérêt ; mais j’irai seule.

— Va donc, noble fille, et ne crains rien. Celle qui est descendue seule dans la citerne des pleurs, à Riesenburg, celle qui a bravé tant de périls pour trouver la grotte cachée du Schreckenstein, saura facilement traverser les entrailles de notre pyramide. Va donc, comme les jeunes héros de l’Antiquité, chercher l’initiation à travers les épreuves des mystères sacrés. Frères, présentez-lui la coupe, cette relique précieuse qu’un descendant de Ziska a apportée parmi nous, et dans laquelle nous consacrons l’auguste sacrement de la communion fraternelle. »

Liverani alla prendre sur l’autel un calice de bois grossièrement travaillé, et, l’ayant rempli, il le présenta à Consuelo avec un pain.

« Ma sœur, reprit Marcus, ce n’est pas seulement un vin doux et généreux et un pain de pur froment que nous t’offrons pour réparer tes forces physiques, c’est le corps et le sang de l’homme divin, tel qu’il l’entendait lui-même, c’est-à-dire le signe à la fois céleste et matériel de l’égalité fraternelle. Nos pères les martyrs de l’église taborite, pensaient que l’intervention des prêtres impies et sacrilèges ne valait pas, pour la consécration du sacrement auguste, les mains pures d’une femme ou d’un enfant. Communie donc avec nous ici, en attendant que tu t’asseyes au banquet du temple, où le grand mystère de la cène te sera révélé plus explicitement. Prends cette coupe, et bois la première. Si tu portes de la foi dans cet acte, quelques gouttes de ce breuvage seront pour ton corps un fortifiant souverain, et ton âme fervente emportera tout ton être sur des ailes de flamme. »

Consuelo ayant bu la première, tendit la coupe à Liverani qui la lui avait présentée ; et quand celui-ci eut bu à son tour, il la fit passer à tous les frères. Marcus, en ayant épuisé les dernières gouttes, bénit Consuelo et engagea l’assemblée à se recueillir et à prier pour elle ; puis il présenta à la néophyte une petite lampe d’argent, et l’aida à mettre les pieds sur les premiers barreaux de l’échelle.

« Je n’ai pas besoin de vous dire, ajouta-t-il, qu’aucun danger ne menace vos jours ; mais craignez pour votre âme ; craignez de ne jamais arriver à la porte du temple, si vous avez le malheur de regarder une seule fois derrière vous en marchant. Vous aurez plusieurs stations à faire en divers endroits ; vous devrez alors examiner tout ce qui s’offrira à vos regards ; mais dès qu’une porte s’ouvrira devant vous, franchissez-la, et ne vous retournez pas. C’est, vous le savez, la prescription rigide des antiques initiations. Vous devez aussi, d’après les rites anciens, conserver soigneusement la flamme de votre lampe, emblème de votre foi et de votre zèle. Allez, ma fille, et que cette pensée vous donne un courage surhumain ; ce que vous êtes condamnée à souffrir maintenant est nécessaire au développement de votre esprit et de votre cœur dans la vertu et dans la foi véritable. »

Consuelo descendit les échelons avec précaution, et dès qu’elle eut atteint le dernier, on retira l’échelle, et