Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/157

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
151
LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

des rois ne sont-elles pas encore debout ? Ne servent-elles pas de prisons aux innocents plus souvent qu’aux coupables ? Et toi, ma sœur, toi la plus douce et la plus noble des femmes, n’as-tu pas été captive à Spandaw ?

« Nous te savions généreuse, nous comptions sur ton esprit de justice et de charité ; mais te voyant destinée, comme une partie de ceux qui sont ici, à retourner dans le monde, à fréquenter les cours, à approcher de la personne des souverains, à être, toi particulièrement, l’objet de leurs séductions, nous avons dû te mettre en garde contre l’enivrement de cette vie d’éclat et de dangers ; nous avons dû ne pas t’épargner les enseignements, même les plus terribles. Nous avons parlé à ton esprit par la solitude à laquelle nous t’avons condamnée et par les livres que nous avons mis entre tes mains ; nous avons parlé à ton cœur par des paroles paternelles et des exhortations tour à tour sévères et tendres ; nous avons parlé à tes yeux par des épreuves plus douloureuses et d’un sens plus profond que celles des antiques mystères. Maintenant, si tu persistes à recevoir l’initiation, tu peux te présenter sans crainte devant ces juges incorruptibles, mais paternels, que tu connais déjà, et qui t’attendent ici pour te couronner ou pour te rendre la liberté de nous quitter à jamais. »

En parlant ainsi, Marcus, élevant le bras, désignait à Consuelo la porte du temple, au-dessus de laquelle les trois mots sacramentels, liberté, égalité, fraternité, venaient de s’allumer en lettres de feu.

Consuelo, affaiblie et brisée physiquement, ne vivait plus que par l’esprit. Elle n’avait pu écouter debout le discours de Marcus. Forcée de se rasseoir sur le fût d’une colonne, elle s’appuyait sur Liverani, mais sans le voir, sans songer à lui. Elle n’avait pourtant pas perdu une seule parole de l’initiateur. Pâle comme un spectre, l’œil fixe et la voix éteinte, elle n’avait pas l’air égaré qui succède aux crises nerveuses. Une exaltation concentrée remplissait sa poitrine, dont la faible respiration n’était plus appréciable pour Liverani. Ses yeux noirs, que la fatigue et la souffrance enfonçaient un peu sous les orbites, brillaient d’un feu sombre. Un léger pli à son front trahissait une résolution inébranlable, la première de sa vie. Sa beauté en cet instant fit peur à ceux des assistants qui l’avaient vue ailleurs invariablement douce et bienveillante. Liverani devint tremblant comme la feuille de jasmin que la brise de la nuit agitait au front de son amante. Elle se leva avec plus de force qu’il ne s’y serait attendu ; mais aussitôt ses genoux faiblirent, et pour monter les degrés, elle se laissa presque porter par lui, sans que l’étreinte de ses bras, qui l’avait tant émue, sans que le voisinage de ce cœur qui avait embrasé le sien, vinssent la distraire un instant de sa méditation intérieure. Il mit entre sa main et celle de Consuelo la croix d’argent, ce talisman qui lui donnait des droits sur elle, et qui lui servait à se faire reconnaître. Consuelo ne parut reconnaître ni le gage ni la main qui le présentait. La sienne était contractée par la souffrance. C’était une pression mécanique, comme lorsqu’on saisit une branche pour se retenir au bord d’un abîme : mais le sang du cœur n’arrivait pas jusqu’à cette main glacée.

« Marcus ! dit Liverani à voix basse, au moment où celui-ci passa près de lui pour aller frapper à la porte du temple, ne nous quittez pas. L’épreuve a été trop forte. J’ai peur !

— Elle t’aime ! répondit Marcus.

— Oui, mais elle va peut-être mourir ! » reprit Liverani en frissonnant.

Marcus frappa trois coups à la porte, qui s’ouvrit et se referma aussitôt qu’il fut entré avec Consuelo et Liverani. Les autres frères restèrent sous le péristyle, en attendant qu’on les introduisît pour la cérémonie de l’initiation ; car, entre cette initiation et les dernières épreuves, il y avait toujours un entretien secret entre les chefs Invisibles et le récipiendaire.

L’intérieur du kiosque en forme de temple, qui servait à ces initiations au château de ***, était magnifiquement orné, et décoré, entre chaque colonne, des statues des plus grands amis de l’humanité. Celle de Jésus-Christ y était placée au milieu de l’amphithéâtre, entre celles de Pythagore et de Platon. Apollonius de Thyane était à côté de saint Jean, Abailard auprès de saint Bernard, Jean Huss et Jérôme de Prague à côté de sainte Catherine et de Jeanne d’Arc. Mais Consuelo ne s’arrêta pas à considérer les objets extérieurs. Toute renfermée en elle-même, elle revit sans surprise et sans émotion ces mêmes juges qui avaient sondé son cœur si profondément. Elle ne sentait plus aucun trouble en la présence de ces hommes, quels qu’ils fussent, et elle attendait leur sentence avec un grand calme apparent.

« Frère introducteur, dit à Marcus le huitième personnage, qui, assis au-dessous des sept juges, portait toujours la parole pour eux, quelle personne nous amenez-vous ici ? Quel est son nom ?

— Consuelo Porporina, répondit Marcus.

— Ce n’est pas là ce qu’on vous demande, mon frère, répondit Consuelo ; ne voyez-vous pas que je me présente ici en habit de mariée, et non en costume de veuve ? Annoncez la comtesse Albert de Rudolstadt.

— Ma fille, dit le frère orateur, je vous parle au nom du conseil. Vous ne portez plus le nom que vous invoquez ; votre mariage avec le comte de Rudolstadt est rompu.

— De quel droit ? et en vertu de quelle autorité ? demanda Consuelo d’une voix brève et forte comme dans la fièvre. Je ne reconnais aucun pouvoir théocratique. Vous m’avez appris vous-mêmes à ne vous reconnaître sur moi d’autres droits que ceux que je vous aurai librement donnés, et à ne me soumettre qu’à une autorité paternelle. La vôtre ne le serait pas si elle brisait mon mariage sans l’assentiment de mon époux et sans le mien. Ce droit, ni lui ni moi ne vous l’avons donné.

— Tu te trompes, ma fille : Albert nous a donné le droit de disposer de son sort et du tien ; et toi-même tu nous l’as donné aussi en nous ouvrant ton cœur, et en nous confessant ton amour pour un autre.

— Je ne vous ai rien confessé, répondit Consuelo, et je renie l’aveu que vous voulez m’arracher.

— Introduisez la sibylle », dit l’orateur à Marcus.

Une femme de haute taille, toute drapée de blanc, et la figure cachée sous son voile, entra et s’assit au milieu du demi-cercle formé par les juges. À son tremblement nerveux, Consuelo reconnut facilement Wanda.

« Parle, prêtresse de la vérité, dit l’orateur ; parle, interprète et révélatrice des plus intimes secrets, des plus délicats mouvements du cœur. Cette femme est-elle l’épouse d’Albert de Rudolstadt ?

— Elle est son épouse fidèle et respectable, répondit Wanda ; mais, dans ce moment, vous devez prononcer son divorce. Vous voyez bien par qui elle est amenée ici ; vous voyez bien que celui de nos enfants dont elle tient la main, est l’homme qu’elle aime et à qui elle doit appartenir, en vertu du droit imprescriptible de l’amour dans le mariage. »

Consuelo se retourna avec surprise vers Liverani, et regarda sa propre main, qui était engourdie et comme morte dans la sienne. Elle semblait être sous la puissance d’un rêve et faire des efforts pour se réveiller. Elle se détacha enfin avec énergie de cette étreinte, et regardant le creux de sa main, elle y vit l’empreinte de la croix de sa mère.

« C’est donc là l’homme que j’ai aimé ! dit-elle, avec le sourire mélancolique d’une sainte ingénuité. Eh bien, oui ! je l’ai aimé tendrement, éperdument ; mais c’était un rêve ! J’ai cru qu’Albert n’était plus, et vous me disiez que celui-ci était digne de mon estime et de ma confiance. Puis j’ai revu Albert ; j’ai cru comprendre, à son langage, qu’il ne voulait plus être mon époux, et je ne me suis pas défendue d’aimer cet inconnu dont les lettres et les soins m’enivraient d’un fol attrait. Mais on m’a dit qu’Albert m’aimait toujours, et qu’il renonçait à moi par vertu et par générosité. Et pourquoi donc Albert s’est-il persuadé que je resterais au-dessous de lui dans le dévouement ? Qu’ai-je fait de criminel jusqu’ici, pour que l’on me croie capable de briser son