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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

gros corps informe, sans jambes et tronqué à la hauteur des genoux. Cela ressemblait à une statue colossale, d’un travail grossier, destiné à orner un tombeau. Peu à peu Consuelo, sortant de sa torpeur, comprit, par une intuition involontaire, qu’on mettait le patient accroupi sous cette cloche. Le poids en était si terrible, qu’il ne pouvait, par aucun effort humain, la soulever. La dimension intérieure était si juste, qu’il ne pouvait y faire un mouvement. Cependant ce n’était pas avec le dessein de l’étouffer qu’on le mettait là, car la visière du casque rabattue à l’endroit du visage, et tout le pourtour de la tête étaient percés de petits trous dans quelques-uns desquels étaient encore plantés des stylets effilés. À l’aide de ces cruelles piqûres on tourmentait la victime pour lui arracher l’aveu de son crime réel ou imaginaire, la délation contre ses parents ou ses amis, la confession de sa foi politique ou religieuse[1]. Sur le sommet du casque, on lisait, en caractères incisés dans le métal, ces mots en langue espagnole :

Vive la sainte inquisition !

Et au-dessous, une prière qui semblait dictée par une compassion féroce, mais qui était peut-être sortie du cœur et de la main du pauvre ouvrier condamné à fabriquer cette infâme machine :

Sainte mère de Dieu, priez pour le pauvre pêcheur !

Une touffe de cheveux, arrachée dans les tourments, et sans doute collée par le sang, était restée au-dessous de cette prière, comme des stigmates effrayants et indélébiles. Ils sortaient par un des trous, qu’avait élargi le stylet. C’étaient des cheveux blancs !

Tout à coup, Consuelo ne vit plus rien et cessa de souffrir. Sans être avertie par aucun sentiment de douleur physique, car son âme et son corps n’existaient plus que dans le corps et l’âme de l’humanité violentée et mutilée, elle tomba droite et raide sur le pavé comme une statue qui se détacherait de son piédestal ; mais au moment où sa tête allait frapper le bronze de l’infernale machine, elle fut reçue dans les bras d’un homme qu’elle ne vit pas. C’était Liverani.

XL.

En reprenant connaissance, Consuelo se vit assise sur des tapis de pourpre, qui recouvraient les degrés de marbre blanc d’un élégant péristyle corinthien. Deux hommes masqués en qui elle reconnut, à la couleur de leurs manteaux, Liverani et celui qu’avec raison elle pensait devoir être Marcus, la soutenaient dans leurs bras, et la ranimaient de leurs soins. Une quarantaine d’autres personnages, enveloppés et masqués, les mêmes qu’elle avait vus autour du simulacre du cercueil de Jésus, étaient rangés sur deux files, le long des degrés, et chantaient en choeur un hymne solennel, dans une langue inconnue, en agitant des couronnes de roses, des palmes et des rameaux de fleurs. Les colonnes étaient ornées de guirlandes, qui s’entrecroisaient en festons, comme un arc de triomphe, au-devant de la porte fermée du temple et au-dessus de Consuelo. La lune, brillant au zénith, de tout son éclat, éclairait seule cette façade blanche ; et au-dehors, tout autour de ce sanctuaire, de vieux ifs, des cyprès et des pins, formaient un impénétrable bosquet, semblable à un bois sacré, sous lequel murmurait une onde mystérieuse, aux reflets argentés.

« Ma sœur, dit Marcus, en aidant Consuelo à se lever, vous êtes sortie victorieuse de vos épreuves. Ne rougissez pas d’avoir souffert et faibli physiquement sous le poids de la douleur. Votre généreux cœur s’est brisé d’indignation et de pitié devant les témoignages palpables des crimes et des maux de l’humanité. Si vous fussiez arrivée ici debout et sans aide, nous aurions moins de respect pour vous qu’en vous y apportant mourante et navrée. Vous avez vu les cryptes d’un château seigneurial, non pas d’un lieu particulier, célèbre entre tous par les crimes dont il a été le théâtre, mais semblable à tous ceux dont les ruines couvrent une grande partie de l’Europe, débris effrayants du vaste réseau à l’aide duquel la puissance féodale enveloppa, durant tant de siècles, le monde civilisé, et fit peser sur les hommes le crime de sa domination farouche et l’horreur des guerres civiles. Ces hideuses demeures, ces sauvages forteresses ont nécessairement servi de repaire à tous les forfaits que l’humanité a dû voir s’accomplir, avant d’arriver, par les guerres de religion, par le travail des sectes émancipatrices, et par le martyre de l’élite des hommes, à la notion de la vérité. Parcourez l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne, les pays slaves : vous ne trouverez pas une vallée, vous ne gravirez pas une montagne sans apercevoir au-dessus de vous les ruines imposantes de quelque terrible manoir, ou tout au moins sans découvrir à vos pieds, dans l’herbe, quelque vestige de fortification. Ce sont là les traces ensanglantées du droit de conquête, exercé par la caste patricienne sur les castes asservies. Et si vous explorez toutes ces ruines, si vous fouillez le sol qui les a dévorées, et qui travaille sans cesse à les faire disparaître, vous trouverez, dans toutes, les vestiges de ce que vous venez de voir ici : une geôle, un caveau pour le trop-plein des morts, des loges étroites et fétides pour les prisonniers d’importance, un coin pour assassiner sans bruit ; et, au sommet de quelque vieille tour, ou dans les profondeurs de quelque souterrain, un chevalet pour les serfs récalcitrants et les soldats réfractaires, une potence pour les déserteurs, des chaudières pour les hérétiques. Combien ont péri dans la poix bouillante, combien ont disparu sous les flots, combien ont été enterrés vivants dans les mines ! Ah ! si les murs des châteaux, si les flots des lacs et des fleuves, si les antres des rochers pouvaient parler et raconter tout ce qu’ils ont vu et enfoui d’iniquités ! Le nombre en est trop considérable pour que l’histoire ait pu en enregistrer le détail !

« Mais ce ne sont pas les seigneurs seuls, ce n’est pas la race patricienne exclusivement qui a rougi la terre de tant de sang innocent. Les rois et les prêtres, les trônes et l’Église, voilà les grandes sources d’iniquités, voilà les forces vives de la destruction. Un soin austère, une sombre mais forte pensée a rassemblé dans une des salles de notre antique manoir une partie des instruments de torture inventés par la haine du fort contre le faible. La description n’en serait pas croyable, la vue peut à peine les comprendre, la pensée se refuse à les admettre. Et cependant ils ont fonctionné durant des siècles, ces hideux appareils, dans les châteaux royaux, comme dans les citadelles des petits princes, mais surtout dans les cachots du saint office ; que dis-je ? ils y fonctionnent encore, quoique plus rarement. L’inquisition subsiste encore, torture encore ; et, en France, le plus civilisé de tous les pays, il y a encore des parlements de province qui brûlent de prétendus sorciers.

« D’ailleurs la tyrannie est-elle donc renversée ? Les rois et les princes ne ravagent-ils plus la terre ? La guerre ne porte-t-elle pas la désolation dans les opulentes cités, comme dans la chaumière du pauvre, au moindre caprice du moindre souverain ? La servitude n’est-elle pas encore en vigueur dans une moitié de l’Europe ? Les troupes ne sont-elles pas soumises encore presque partout au régime du fouet et du bâton ? Les plus beaux et les plus braves soldats du monde, les soldats prussiens, ne sont-ils pas dressés comme des animaux à coups de verge et de canne ? Le knout ne mène-t-il pas les serfs russes ? Les nègres ne sont-ils pas plus maltraités en Amérique que les chiens et les chevaux ? Si les forteresses des vieux barons sont démantelées et converties en demeures inoffensives, celles

  1. Tout le monde peut voir un instrument de ce genre avec cent autres non moins ingénieux dans l’arsenal de Venise. Consuelo ne l’y avait pas vu : ces horribles instruments de torture, ainsi que l’intérieur des cachots du Saint-Office et des plombs du palais ducal, n’ont été livrés à l’examen du public, à l’intérieur, qu’à l’entrée des Français à Venise, lors des guerres de la république.