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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

sait s’astreindre au métier de teneur de livres pour sauver l’honneur de son père ! »

Nous vîmes la Cécilia penchée sur le bureau, écrivant, rangeant, cachetant et pliant avec rapidité, sans se laisser distraire par ce qu’elle entendait. Elle était pâle de fatigue, car cette double vie d’artiste et d’administrateur devait briser ce corps frêle et généreux ; mais elle était calme et noble, comme une vraie châtelaine, dans sa robe de soie verte. Je m’aperçus qu’elle avait coupé tout de bon ses longs cheveux noirs. Elle avait fait gaiement ce sacrifice pour pouvoir jouer les rôles d’homme, et cette chevelure, bouclée sur le cou et autour du visage, lui donnait quelque chose d’un jeune apprenti artiste de la renaissance ; elle avait trop de mélancolie dans l’habitude de la physionomie pour rappeler le page espiègle ou le seigneur enfant du manoir. L’intelligence et la fierté régnaient sur ce front pur, tandis que le regard modeste et doux semblait vouloir abdiquer tous les droits du génie et tous les rêves de la gloire.

Elle sourit à Célio, me tendit la main, et referma le paravent pour achever sa besogne.

« Vous voilà donc dans notre secret, reprit le marquis. Je ne puis le placer en de meilleures mains ; je n’ai pas voulu attendre un seul jour pour en faire part à Célio et aux autres enfants de la Floriani. J’ai dû tant à leur mère ! mais ce n’est pas avec de l’argent seulement que je puis m’acquitter envers celle qui ne m’a pas secouru seulement avec de l’argent ; elle m’a aidé et soutenu avec son cœur, et mon cœur appartient à ce qui survit d’elle, à ces nobles et beaux enfants qui sont désormais les miens. La Floriani n’avait laissé qu’une fortune aisée. Entre quatre enfants, ce n’était pas un grand développement d’existence pour chacun. Puisque la Providence m’en fournit les moyens, je veux qu’ils aient les coudées plus franches dans la vie, et je les ai tout de suite appelés à moi pour qu’ils ne me quittent que le jour où ils seront assez forts pour se lancer sur la grande scène de la vie comme artistes ; car c’est la plus haute des destinées, et, quelle que soit la partie que chacun d’eux choisira, ils auront étudié la synthèse de l’art dans tous ses détails auprès de moi.

« Passez-moi cette vanité ; elle est innocente de la part d’un homme qui n’a réussi à rien et qui n’a pas échoué à demi dans ses tentatives personnelles. Je crois qu’à force de réflexions et d’expériences je suis arrivé à tenir dans mes mains la source du beau et du vrai. Je ne me fais point illusion ; je ne suis bon que pour le conseil. Je ne suis pas cependant un professeur de profession. J’ai la certitude qu’on ne fait rien avec rien, et que l’enseignement n’est utile qu’aux êtres richement doués par la nature. J’ai le bonheur de n’avoir ici que des élèves de génie, qui pourraient fort bien se passer de moi ; mais je sais que je leur abrégerai des lenteurs, que je les préserverai de certains écarts, et que j’adoucirai les supplices que l’intelligence leur prépare. Je manie déjà l’âme de Stella, je tâte plus délicatement Salvator et Béatrice, et, quant à Célio, qu’il réponde si je ne lui ai pas fait découvrir en lui-même des ressources qu’il ignorait.

— Oui, c’est la vérité, dit Célio, tu m’as appris à me connaître. Tu m’as rendu l’orgueil en me guérissant de la vanité. Il me semble que, chaque jour, ta fille et toi vous faites de moi un autre homme. Je me croyais envieux, brutal ; vindicatif, impitoyable : j’allais devenir méchant parce que j’aspirais à l’être ; mais vous m’avez guéri de cette dangereuse folie, vous m’avez fait mettre la main sur mon propre cœur. Je ne l’eusse pas fait en vue de la morale, je l’ai fait en vue de l’art, et j’ai découvert que c’est de là (et en parlant ainsi Célio frappa sa poitrine) que doit sortir le talent.

J’étais vivement ému ; j’écoutais Célio avec attendrissement ; je regardais le marquis de Balma avec admiration. C’était un autre homme que celui que j’avais connu ; ses traits même étaient changés. Était-ce là ce vieux ivrogne trébuchant dans les escaliers du théâtre, accostant les gens pour les assommer de ses théories vagues et prolixes, assaisonnées d’une insupportable odeur de rhum et de tabac ? Je voyais en face de moi un homme bien conservé, droit, propre, d’une belle et noble figure, l’œil étincelant de génie, la barbe bien faite, la main blanche et soignée. Avec son linge magnifique et sa robe de chambre de velours doublée de martre, il me faisait l’effet d’un prince donnant audience à ses amis, ou, mieux que cela, de Voltaire à Ferney ; mais non, c’était mieux encore que Voltaire, car il avait le sourire paternel et le cœur plein de tendresse et de naïveté. Tant il est vrai que le bonheur est nécessaire à l’homme, que la misère dégrade l’artiste, et qu’il faut un miracle pour qu’il n’y perde pas la conscience de sa propre dignité !

— Maintenant, mes amis, nous dit le marquis de Balma, allez voir si les autres enfants sont prêts pour déjeuner ; j’ai encore une lettre à terminer avec ma fille, et nous irons vous rejoindre. Vous me promettez maintenant, monsieur Salentini, de passer au moins quelques jours chez moi.

J’acceptai avec joie ; mais je ne fus pas plus tôt sorti de son cabinet que je fis un douloureux retour sur moi-même. — Je crois que je suis fou tout de bon depuis que j’ai mis les pieds ici, dis-je à Célio en l’arrêtant dans une galerie ornée de portraits de famille. Tout le temps que le marquis me racontait son histoire et m’expliquait sa position, je ne songeais qu’à me réjouir de voir la fortune récompenser son mérite et celui de sa fille. Je ne pensais pas que ce changement dans leur existence me portait un coup terrible et sans remède.

— Comment cela ? dit Célio d’un air étonné.

— Tu me le demandes, répondis-je. Tu ne vois pas que j’aimais la Boccaferri, cette pauvre cantatrice à trois ou quatre mille francs d’appointements par saison, et qu’il m’était bien permis, à moi qui gagne beaucoup plus, de songer à en faire ma femme, tandis que maintenant je ne pourrais aspirer à la main de mademoiselle de Balma, héritière de plusieurs millions, sans être ridicule en réalité et en apparence méprisable ?

— Je serais donc méprisable, moi, d’y aspirer aussi ? dit Célio en haussant les épaules.

— Non, lui répondis-je après un instant de réflexion. Bien que tu ne sois pas plus riche que moi, je pense, ta mère a tant fait pour le pauvre Boccaferri, que le riche Balma peut et doit se considérer toujours comme ton obligé. Et puis le nom de la mère est une gloire ; Cécilia a voué un culte à ce grand nom. Tu as donc mille raisons pour te présenter sans honte et sans crainte. Moi, si je surmontais l’une, je n’en ressentirais pas moins l’autre ; ainsi, mon ami, plains-moi beaucoup, console-moi un peu, et ne me regarde plus comme ton rival. Je resterai encore un jour ici pour prouver mon estime, mon respect et mon dévouement ; mais je partirai demain et je tâcherai de guérir. Le sentiment de ma fierté et la conscience de mon devoir m’y aideront. Garde-moi le secret sur les confidences que je t’ai faites, et que mademoiselle de Balma ne sache jamais que j’ai élevé mes prétentions jusqu’à elle.

XIII.

STELLA.

Célio allait me répondre lorsque Béatrice, accourant du fond de la galerie, vint se jeter à son cou et folâtrer autour de nous en me demandant avec malice si j’avais été présenté à M. le marquis. Quelques pas plus loin, nous rencontrâmes Stella et Benjamin, qui m’accablèrent des mêmes questions ; la cloche du déjeuner sonna à grand bruit, et la belle Hécate, qui était fort nerveuse, accompagna d’un long hurlement ce signal du déjeuner. Le marquis et sa fille vinrent les derniers, sereins et bienveillants comme des gens qui viennent de faire leur devoir. Je vis là combien Cécilia était adorée des jeunes filles et quel respect elle inspirait à toute la famille. Je ne pouvais m’empêcher de la contempler, et même, quand je ne la regardais ou ne l’écoutais pas, je voyais tous ses mouvements, j’entendais toutes ses paroles. Elle agissait et parlait peu cependant ; mais elle était attentive à tout ce qui pouvait être utile ou agréable à ses amis. On eût dit qu’elle avait eu toute sa vie deux cent mille livres de