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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

quand même je n’aurais pas ce motif de confiance, je croirais encore à votre parole.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas, mais cela est ainsi.

— Donc vous m’aimez, vous ?

Elle hésita un instant, puis elle dit :

— Écoutez ! je ne suis pas pour rien la fille de la Floriani. Je n’ai pas la force de ma mère, mais j’ai son courage ; je vous aime.

Cette bravoure me transporta. Je tombai aux pieds de Stella, et je les baisai avec enthousiasme. — C’est la première fois, lui dis-je, que je me mets aux genoux d’une femme, et c’est aussi la première fois que j’aime. Je croyais pourtant aimer Cécilia, il y a une heure, je vous fais cette confession ; mais ce que je cherche dans la femme, c’est le cœur, et j’ai vu que le sien ne m’appartenait pas. Le vôtre se donne à moi avec une vaillance qui me pénètre et me terrasse. Je ne vous connais pas plus que vous ne me connaissez, et voilà que je crois en vous comme vous croyez en moi. L’amour, c’est la foi ; la foi rend téméraire, et rien ne lui résiste. Nous nous aimons, Stella, et nous n’avons pas besoin d’autre preuve que de nous l’être dit. Voulez-vous être ma femme ?

— Oui, répondit-elle, car moi, je ne puis aimer qu’une fois, je vous l’ai dit.

— Sois donc ma femme, m’écriai-je en l’embrassant avec transport. Veux-tu que je te demande à ton frère tout de suite ?

— Non, dit-elle en pressant mon front de ses lèvres avec une suavité vraiment sainte. Mon frère aime Cécilia, et il faut qu’il devienne digne d’elle. Tel qu’il est aujourd’hui, il ne l’aime pas encore assez pour la mériter. Laisse lui croire encore que tu prétends être son rival. Sa passion a besoin d’une lutte pour se manifester à lui-même. Cécilia l’aime depuis longtemps. Elle ne me l’a pas dit, mais je le sais bien. C’est à elle que tu dois me demander d’abord, car c’est elle que je regarde comme ma mère.

— J’y vais tout de suite, répondis-je.

— Et pourquoi tout de suite ? Est-ce que tu crains de te repentir si tu prends le temps de la réflexion ?

— Je te prouverai le contraire, fille généreuse et charmante ! je ne ferai que ce que tu voudras.

On nous appela pour commencer l’acte suivant. Célio, qui surveillait ordinairement d’un œil inquiet et jaloux le moindre mouvement de ses sœurs, n’avait pas remarqué notre absence. Il était en proie à une agitation extraordinaire. Son rôle paraissait l’absorber. Il le termina de la manière la plus brillante, ce qui ne l’empêcha pas d’être sombre et silencieux pendant le souper et l’intéressante causerie du marquis, qui se prolongea jusqu’à trois heures du matin.

Je m’endormis tranquille, et je n’eus pas le moindre retour sur moi-même, pas l’apparence d’inquiétude, d’hésitation ou de regret, en m’éveillant. Je dois dire que, dès le matin du jour précédent, les deux cent mille livres de rente de mademoiselle de Balma m’avaient porté comme un coup de massue. Épouser une fortune ne m’allait point et dérangeait les rêves et l’ambition de toute ma vie, qui était de faire moi-même mon existence et d’y associer une compagne de mon choix, prise dans une condition assez modeste pour qu’elle se trouvât riche de mon succès.

D’ailleurs, je suis ainsi fait, que l’idée de lutter contre un rival à chances égales me plaît et m’anime, tandis que la conscience de la moindre infériorité dans ma position, sur un pareil terrain, me refroidit et me guérit comme par miracle. Est-ce prudence ou fierté ? je l’ignore ; mais il est certain que j’étais, à cet égard, tout l’opposé de Célio, et, qu’au lieu de me sentir acharné, par dépit d’amour-propre, à lui disputer sa conquête, j’éprouvais un noble plaisir à les rapprocher l’un de l’autre en restant leur ami.

Cécilia vint me trouver dans la journée. — Je vais vous parler comme à un frère, me dit-elle. Quelques mots de Célio tendraient à me faire croire que vous êtes amoureux de moi, et moi, je ne crois pas que vous y songiez maintenant. Voilà pourquoi je viens vous ouvrir mon cœur.

« Je sais qu’il y a deux mois, lorsque vous m’avez connue dans un état voisin de la misère, vous avez songé à m’épouser. J’ai vu là la noblesse de votre âme, et cette pensée que vous avez eue vous assure à jamais mon estime ! et, plus encore, une sorte de respect pour votre caractère. »

Elle prit ma main et la porta contre son cœur, où elle la tint pressée un instant avec une expression à la fois si chaste et si tendre, que je pliai presque un genou devant elle.

— Écoutez, mon ami, reprit-elle sans me donner le temps de lui répondre, je crois que j’aime Célio ! voilà pourquoi, en vous faisant cet aveu, je crois avoir le droit de vous adresser une prière humble et fervente au nom de l’affection la plus désintéressée qui fut jamais ; fuyez la duchesse de *** ; détachez-vous d’elle, ou vous êtes perdu !

— Je le sais, répondis-je, et je vous remercie, ma chère Cécilia, de me conserver ce tendre intérêt ; mais ne craignez rien, ce lien funeste n’a pas été contracté ; votre douce voix, une inspiration de votre cœur généreux et quatre phrases du divin Mozart m’en ont à jamais préservé.

— Vous les avez donc entendues ? Dieu soit loué !

— Oui, Dieu soit loué ! repris-je, car ce chant magique m’a attiré jusqu’ici à mon insu, et j’y ai trouvé le bonheur.

Cécilia me regarda avec surprise.

— Je m’expliquerai tout à l’heure, lui dis-je ; mais, vous, vous avez encore quelque chose à me dire, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit-elle, je vous dirai tout, car je tiens à votre estime, et, si je ne l’avais pas, il manquerait quelque chose au repos de ma conscience. Vous souvenez-vous qu’à Vienne, la dernière fois que nous nous y sommes vus, vous m’avez demandé si j’aimais Célio ?

— Je m’en souviens parfaitement, ainsi que de votre réponse, et vous n’avez pas besoin de vous expliquer davantage, Cécilia. Je sais fort bien que vous fûtes sincère en me disant que vous n’y songiez pas, et que votre dévouement pour lui prenait sa source dans les bienfaits de la Floriani. Je comprends ce qui s’est passé en vous depuis ce jour-là, parce que je sais ce qui s’est passé en lui.

— Merci, ô merci s’écria-t-elle attendrie ; vous n’avez pas douté de ma loyauté ?

— Jamais.

— C’est le plus grand éloge que vous puissiez commander pour la vôtre ; mais, dites-moi, vous croyez donc qu’il m’aime ?

— J’en suis certain.

— Et moi aussi, ajouta-t-elle avec un divin sourire et une légère rougeur. Il m’aime, et il s’en défend encore ; mais son orgueil pliera, et je serai sa femme, car c’est là toute l’ambition de mon âme, depuis que je suis dama e comtessa garbata. Lorsque vous m’interrogiez, Salentini, je me croyais pour toujours obscure et misérable. Comment n’aurais-je pas refoulé au plus profond de mon sein la seule pensée d’être la femme du brillant Célio, de ce jeune ambitieux à qui l’éclat et la richesse sont des éléments de bonheur et des conditions de succès indispensables ? J’aurais rougi de m’avouer à moi-même que j’étais émue en le voyant ; il ne l’aurait jamais su ; je crois que je ne le savais pas moi-même, tant j’étais résolue à n’y pas prendre garde, et tant j’ai l’habitude et le pouvoir de me maîtriser.

« Mais ma fortune présente me rend la jeunesse, la confiance et le droit. Voyez-vous, Célio n’est pas comme vous. Je vous ai bien devinés tous deux. Vous êtes calme, vous êtes patient, vous êtes plus fort que lui, qui n’est qu’ardent, avide et violent. Il ne manque ni de fierté ni de désintéressement ; mais il est incapable de se créer tout seul l’existence large et brillante qu’il rêve, et qui est nécessaire au développement de ses facultés. Il lui