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LAVINIA.

timent d’amour-propre lui faisait trouver du plaisir encore à entendre réhabiliter celle qu’il avait aimée. Ce fut, au reste, un moment de vanité, rien de plus ; car jamais la pauvre Lavinia n’avait régné bien réellement sur ce cœur, que les succès avaient gâté de bonne heure. C’est peut-être un grand malheur pour un homme que de se trouver jeté trop tôt dans une position brillante. L’aveugle prédilection des femmes, la sotte jalousie des vulgaires rivaux, c’en est assez pour fausser un jugement novice et corrompre un esprit sans expérience.



Cette maison était un peu isolée des autres… (Page 122.)

Lionel, pour avoir trop connu le bonheur d’être aimé, avait épuisé en détail la force de son âme ; pour avoir essayé trop tôt des passions, il s’était rendu incapable de ressentir jamais une passion profonde. Sous des traits mâles et beaux, sous l’expression d’une physionomie jeune et forte, il cachait un cœur froid et usé comme celui d’un vieillard.

« Voyons, Lionel, dites-moi pourquoi vous n’avez pas épousé Lavinia Buenafe, aujourd’hui lady Blake par votre faute ? car enfin, sans être rigoriste, quoique je sois assez disposé à respecter, parmi les privilèges de notre sexe, le sublime droit du bon plaisir, je ne saurais, quand j’y songe, approuver beaucoup votre conduite. Après lui avoir fait la cour deux ans, après l’avoir compromise autant qu’il est possible de compromettre une jeune miss (ce qui n’est pas chose absolument facile dans la bienheureuse Albion), après lui avoir fait rejeter les plus beaux partis, vous la laissez là pour courir après une cantatrice italienne, qui certes ne méritait pas d’inspirer un pareil forfait. Voyons, Lavinia n’était-elle pas spirituelle et jolie ? n’était-elle pas la fille d’un banquier portugais, juif à la vérité, mais riche ? n’était-ce pas un bon parti ? ne vous aimait-elle pas jusqu’à la folie ?

— Eh ! mon ami, voici ce dont je me plains : elle m’aimait beaucoup trop pour qu’il me fût possible d’en faire ma femme. De l’avis de tout homme de bon sens, une femme légitime doit être une compagne douce et paisible, Anglaise jusqu’au fond de l’âme, peu susceptible d’amour, incapable de jalousie, aimant le sommeil, et faisant un assez copieux abus de thé noir pour entretenir ses facultés dans une assiette conjugale. Avec cette Portugaise au cœur ardent, à l’humeur active, habituée de bonne heure aux déplacements, aux mœurs libres, aux idées libérales, à toutes les pensées dangereuses qu’une femme