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LAVINIA.

mords. Devant vous la feinte est impossible, Lavinia : vous subjuguez la volonté, vous anéantiriez la ruse, vous commandez la vénération. Oh ! depuis que je sais ce que vous êtes, je jure que mon adoration a été digne de vous. Écoutez-moi, Madame, et laissez-moi à vos pieds attendre l’arrêt de ma vie. C’est par d’indissolubles serments que je veux vous dévouer tout mon avenir. C’est un nom honorable, j’ose le croire, et une brillante fortune, dont je ne suis pas vain, vous le savez, que je viens mettre à vos pieds, en même temps qu’une âme qui vous adore, un cœur qui ne bat que pour vous.

— C’est donc réellement un mariage que vous me proposez ? dit lady Lavinia sans témoigner au comte une surprise injurieuse. Eh bien, Monsieur, je vous remercie de cette marque d’estime et d’attachement. »

Et elle lui tendit la main avec cordialité.

« Dieu de bonté ! elle accepte ! s’écria le comte en couvrant cette main de baisers.

— Non pas, Monsieur, dit Lavinia ; je vous demande le temps de la réflexion.

— Hélas ! mais puis-je espérer ?

— Je ne sais pas ; mais comptez sur ma reconnaissance. Adieu. Retournez au bal ; je l’exige. J’y serai dans un instant. »

Le comte baisa le bord de son écharpe avec passion et sortit. Aussitôt qu’il eut refermé la porte, Lionel écarta tout à fait le rideau, s’apprêtant à recevoir de lady Blake l’autorisation de rentrer. Mais lady Blake était assise sur le sofa, le dos tourné à la fenêtre. Lionel vit sa figure se refléter dans la glace placée vis-à-vis d’eux. Ses yeux étaient fixés sur le parquet, son attitude morne et pensive. Plongée dans une profonde méditation, elle avait complètement oublié Lionel, et l’exclamation de surprise qui lui échappa lorsque celui-ci sauta au milieu de la chambre fut l’aveu ingénu de cette cruelle distraction.

Il était pâle de dépit ; mais il se contint.

« Vous conviendrez, lui dit-il, que j’ai respecté vos nouvelles affections, Madame. Il m’a fallu un profond désintéressement pour m’entendre insulter à dessein peut-être… et pour rester impassible dans ma cachette.

— À dessein ? répéta Lavinia en le fixant d’un air sévère. Qu’osez-vous penser de moi, Monsieur ? Si ce sont là vos idées, sortez !

— Non, non, ce ne sont pas là mes idées, dit Lionel en marchant vers elle et en lui prenant le bras avec agitation. Ne faites pas attention à ce que je dis. Je suis fort troublé… C’est qu’aussi vous avez bien compté sur ma raison en me faisant assister à une semblable scène.

— Sur votre raison, Lionel ! Je ne comprends pas ce mot. Vous voulez dire que j’ai compté sur votre indifférence ?

— Raillez-moi tant que vous voudrez, soyez cruelle, foulez-moi aux pieds ! vous en avez le droit… Mais je suis bien malheureux !… »

Il était fortement ému. Lavinia crut ou feignit de croire qu’il jouait la comédie.

« Finissons-en, lui dit-elle en se levant. Vous auriez dû faire votre profit de ce que vous m’avez entendue répondre au comte de Morangy ; et pourtant l’amour de cet homme ne m’offense pas… Adieu, Lionel. Quittons-nous pour toujours, mais quittons-nous sans amertume. Voici votre portrait et vos lettres… Allons, laissez ma main, il faut que je retourne au bal.

— Il faut que vous retourniez danser avec M. de Morangy, n’est-ce pas ? dit Lionel en jetant son portrait avec colère et en le broyant de son talon.

— Écoutez donc, dit Lavinia un peu pâle, mais calme, le comte de Morangy m’offre un rang et une haute réhabilitation dans le monde. L’alliance d’un vieux lord ne m’a jamais bien lavée de la tache cruelle qui couvre une femme délaissée. On sait qu’un vieillard reçoit toujours plus qu’il ne donne. Mais un homme jeune, riche, noble, envié ; aimé des femmes… c’est différent ! Cela mérite qu’on y pense, Lionel ; et je suis bien aise d’avoir jusqu’ici ménagé le comte. Je devinais depuis longtemps la loyauté de ses intentions.

— Ô femmes ! la vanité ne meurt point en vous ! » s’écria Lionel avec dépit lorsqu’elle fut partie.

Il alla rejoindre Henry à l’hôtellerie. Celui-ci l’attendait avec impatience.

« Damnation sur vous, Lionel ! s’écria-t-il. Il y a une grande heure que je vous attends sur mes étriers. Comment ! deux heures pour une semblable entrevue ! Allons, en route ! vous me raconterez cela chemin faisant.

— Bonsoir, Henry. Allez-vous-en dire à miss Margaret que le traversin qui est couché à ma place dans mon lit est au plus mal. Moi, je reste.

— Cieux et terre ! qu’entends-je ! s’écria Henry ; vous ne voulez point aller à Luchon ?

— J’irai une autre fois ; je reste ici maintenant.

— Mais c’est impossible ! Vous rêvez. Vous n’êtes point réconcilié avec lady Blake ?

— Non pas, que je sache ; tant s’en faut ! Mais je suis fatigué, j’ai le spleen, j’ai une courbature. Je reste. »

Henry tombait des nues. Il épuisa toute son éloquence pour entraîner Lionel ; mais ne pouvant y réussir, il descendit de cheval, et jetant la bride au palefrenier.

« Eh bien, s’il en est ainsi, je reste aussi, s’écria-t-il. La chose me paraît si plaisante que j’en veux être témoin jusqu’au bout. Au diable les amours de Bagnères et les projets de grande route ! Mon digne ami sir Lionel Bridgemont me donne la comédie ; je serai le spectateur assidu et palpitant de son drame. »

Lionel eût donné tout au monde pour se débarrasser de ce surveillant étourdi et goguenard ; mais cela fut impossible.

« Puisque vous êtes déterminé à me suivre, lui dit-il, je vous préviens que je vais au bal.

— Au bal ? soit. La danse est un excellent remède pour le spleen et les courbatures. »

Lavinia dansait avec M. de Morangy. Lionel ne l’avait jamais vue danser. Lorsqu’elle était venue en Angleterre, elle ne connaissait que le boléro, et elle ne s’était jamais permis de le danser sous le ciel austère de la Grande-Bretagne. Depuis, elle avait appris nos contredanses, et elle y portait la grâce voluptueuse des Espagnoles jointe à je ne sais quel reflet de pruderie anglaise qui en modérait l’essor. On montait sur les banquettes pour la voir danser. Le comte de Morangy était triomphant. Lionel était perdu dans la foule.

Il y a tant de vanité dans le cœur de l’homme ! Lionel souffrait amèrement de voir celle qui fut longtemps dominée et emprisonnée dans son amour, celle qui jadis n’était qu’à lui, et que le monde n’eût osé venir réclamer dans ses bras, libre et fière maintenant, environnée d’hommages et trouvant dans chaque regard une vengeance ou une réparation du passé. Lorsqu’elle retourna à sa place, au moment où le comte avait une distraction, Lionel se glissa adroitement auprès d’elle et ramassa son éventail qu’elle venait de laisser tomber. Lavinia ne s’attendait point à le trouver là. Un faible cri lui échappa, et son teint pâlit sensiblement.

« Ah ! mon Dieu ! lui dit-elle, je vous croyais sur la route de Bagnères.

— Ne craignez rien, Madame, lui dit-il à voix basse ; je ne vous compromettrai point auprès du comte de Morangy. »

Cependant il n’y put tenir longtemps, et bientôt il revint l’inviter à danser.

Elle accepta.

« Ne faudra-t-il pas aussi que j’en demande la permission à M. le comte de Morangy ? » lui dit-il.

Le bal dura jusqu’au jour. Lady Lavinia était sûre de faire durer un bal tant qu’elle y resterait. À la faveur du désordre qui se glisse peu à peu dans une fête à mesure que la nuit s’avance, Lionel put lui parler souvent. Cette nuit acheva de lui faire tourner la tête. Enivré par les charmes de lady Blake, excité par la rivalité du comte, irrité par les hommages de la foule qui à chaque instant se jetait entre elle et lui, il s’acharna de tout son pouvoir à réveiller cette passion éteinte, et l’amour-propre lui fit sentir si vivement son aiguillon qu’il sortit du bal dans un état de délire inconcevable.