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ISIDORA.

Hier soir, j’avais été appelé pour une affaire à la Chaussée-d’Antin, et je revenais assez tard. J’étais entré, chemin faisant, dans un cabinet de lecture pour feuilleter un ouvrage nouveau, dont le titre exposé à la devanture m’avait frappé. Je m’étais oublié là à parcourir plusieurs autres ouvrages assez frivoles, dans lesquels j’étudiais avec une triste curiosité les tendances littéraires du moment ; si bien que minuit sonnait quand je me suis trouvé devant l’Opéra. C’était l’ouverture du bal, et, ralentissant ma marche, j’observais avec étonnement cette foule de masques noirs, de personnages noirs, hommes et femmes, qui se pressaient pour entrer. Il y avait quelque chose de lugubre dans cette procession de spectres qui couraient à une fête en vêtements de deuil[1]. Heurté et emporté par une rafale tumultueuse de ces êtres bizarres, je me sens saisir le bras, et la voix déguisée d’une femme me dit à l’oreille : « On me suit. Je crains d’avoir été reconnue. Prêtez-moi le bras pour entrer ; cela donnera le change à un homme qui me persécute. — Je veux bien vous rendre ce service, ai-je répondu, bien que je n’entende rien à ces sortes de jeux. — Ce n’est pas un jeu, reprit le domino noir à nœuds roses, qui s’attachait à mon bras et qui m’entraînait rapidement vers l’escalier ; je cours de grands dangers. Sauvez-moi. »



Je viens de la part de madame. (Page 5.)

J’étais fort embarrassé ; je n’osais refuser, et pourtant je savais qu’il fallait payer pour entrer. Je craignais de n’avoir pas de quoi ; mais nous passâmes si vite devant le bureau, que je n’eus pas même le temps de voir comment j’étais admis. Je crois que le domino paya lestement pour deux sans me consulter. Il me poussa avec impétuosité au moment où j’hésitais, et nous nous trouvâmes à l’entrée de la salle avant que j’eusse eu le temps de me reconnaître.

L’aspect de cette salle immense, magnifiquement éclairée, les sons bruyants de l’orchestre, cette fourmilière noire qui se répandait comme de sombres flots, dans toutes les parties de l’édifice, en bas, en haut, autour de moi ; les propos incisifs qui se croisaient à mes oreilles, tous ces bouquets, tous ces masques semblables, toutes ces voix flûtées qui s’imitent tellement les unes les au-

  1. Le journal de Jacques Laurent est daté de 183*, époque à laquelle les dominos étaient seuls admis au bal de l’Opéra. On n’y dansait pas.