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ISIDORA.

— Ne vous accusez pas, Julie, vous me faites trop de mal !

— Que voulez-vous dire ?

— Je n’en sais rien, je souffre !

— Je vous comprends mieux que vous-même. C’est le moment de nous dire adieu, Jacques. Ne souffrez pas à cause de moi. Moi aussi, je souffre, et je dois souffrir plus longtemps que vous ; car, moi aussi je vous aimais, alors que je me sentais aimée, et les raisons qui me feront combattre désormais votre souvenir ne sont terribles et humiliantes que pour moi seule.

— Ne dites pas cela, Julie ! Je vous aime, je vous aimerai toute ma vie. Je vous vénérais comme un ange ; à présent, je vous aimerai autrement ; mais ce ne sera pas moins, je vous le jure !

Vous le jurez ! donc vous ne le sentez plus. Je ne veux pas être aimée autrement, moi, et je sais que mon ambition est insensée. Ainsi, adieu, noble et bon Jacques, adieu pour toujours, le dernier amour de ma vie !

— Julie ! Julie ! ne mettez pas de l’orgueil à la place de l’amour. Ne repoussez pas cet amour vrai et profond, que je mets encore à vos pieds. Ô ciel ! craindriez-vous de moi de lâches reproches ?

— Je vous l’ai dit, je crains le pardon ! ce muet reproche, le plus noble, mais le plus implacable de tous !

— Ne parlez pas de pardon, n’en parlons jamais ! À Dieu seul le droit de pardonner ; vous avez raison ! Et que suis-je pour m’arroger celui de vous absoudre ? Ma vie a été pure et paisible, et je n’ai pas lieu d’en tirer gloire. À quelles séductions ai-je été exposé ? quelles luttes ai-je subies ! Non, adorable et infortunée créature, je ne te pardonne pas, je t’aime trop pour cela !

— Tu as raison, Jacques, s’écria-t-elle, c’est ainsi qu’il faut aimer, ou ne pas s’en mêler ! »

Et, se précipitant dans mes bras, elle m’étreignit contre son cœur avec passion.

Mais cette femme avait trop souffert pour être confiante. De sinistres prévisions glacèrent ses premiers transports.

« Écoute, Jacques, dit-elle, tu sais bien tout ! Je suis une femme entretenue ; tu le sais à présent ! Je suis la maîtresse du comte Félix de *** ; sais-tu cela ? Nous sommes ici chez lui, il peut arriver et nous chasser l’un et l’autre ; y songes-tu ? En ce moment tu risques ton honneur, et moi mon opulence et la dernière planche de salut offerte à ma considération, sinon comme femme estimable, du moins comme beauté désirable et puissante.

— Que nous importe, Julie ? Demain tu quitteras cette prison dorée où ton âme languit. Tu viendras partager la misère du pauvre rêveur. Je travaillerai pour te faire vivre, je suspendrai mes rêveries, je donnerai des leçons. Nous fuirons ensemble dans quelque ville de province, loin d’ici, loin de tes ennemis. Tu trouveras cette vie pure et simple à laquelle tu aspires… Tu ne connaîtras plus cet ennui qui te ronge, cette oisiveté que tu te reproches ; demain, tu seras libre, ma belle captive. Et pourquoi pas tout de suite ! Viens, partons, suis l’amant qui t’enlève ! »

Une secrète terreur se peignit dans les traits de Julie.

« Déjà des conditions ! dit-elle ; déjà le travail de ma réhabilitation qui commence ! Jacques, tu vas croire que je t’ai trompé, que je me suis trompée moi-même, quand je t’ai dit que je détestais mon luxe et mes plaisirs. Je t’ai dit la vérité, je le jure… Et pourtant tes projets me font peur ! Et si tu allais ne plus m’aimer si je me trouvais seule, sans amour et sans ivresse, replongée dans cette affreuse misère que je n’ai pu supporter lorsque j’étais plus jeune, plus belle et plus forte ! La misère sans l’amour ! c’est impossible. Eh quoi ! tu me demandes déjà des sacrifices ? tu n’attends pas que je te les offre ! tu acceptes la pécheresse à condition que, dès demain, dès aujourd’hui, elle passera à l’état de sainte ! Oh ! toujours l’orgueil et la domination de l’homme ! Il n’y a donc pas un instant d’ivresse où l’on puisse se réfugier contre les exigences d’un contrat ? »

L’amertume de Julie était profondément injuste. Je fus effrayé des blessures de cette âme meurtrie. J’espérai la guérir avec le temps et la confiance, et je voulus son amour sans condition. Je l’obtins, mais il y eut quelque chose de sinistre dans nos transports. Cela ressemblait à un éternel adieu dont nous avions tous deux le pressentiment. Quand le jour pâle et tardif de l’hiver vint nous avertir de nous séparer, je crus voir la Juliette de Shakspeare lisant dans le livre sombre du destin ; sa pâleur et ses cheveux épars la rendaient plus belle, mais les douleurs de son âme dévastée la rendaient effrayante. Elle me donna une clef de son appartement, et rendez-vous pour le soir même, mais elle ne put faire l’effort de sourire en recevant mon dernier baiser.

Deux heures après je recevais le billet suivant :

« Ce que je prévoyais est arrivé : le lâche qui m’a insultée au bal a instruit le comte de mon escapade. Je viens d’avoir une scène affreuse avec ce dernier. Mais j’ai dominé sa colère par mon audace. Je ne veux pas être chassée par cet homme, je veux le quitter au moment où il sera le plus courbé à mes pieds. Pour écarter ses soupçons, je pars avec lui pour un de ses châteaux. Je serai bientôt de retour, et alors, Jacques, je verrai si tu m’aimes. »

Ô Julie ! votre immense et pauvre orgueil nous perdra !


15 janvier.

Elle pouvait quitter cet homme et fuir le mal à l’instant même. Elle ne l’a pas voulu !… Est-ce la crainte de la misère ? Non, Julie, tu ne sais pas mentir, mais la crainte d’un mépris qui devait t’honorer pour la première fois de ta vie, t’a rejetée dans l’abîme. Tu n’as pas compris que la raillerie des âmes vicieuses allait cette fois te réhabiliter devant Dieu ! Et comment n’aurais-tu pas perdu la notion du vrai et du juste sur ces choses délicates ! Pauvre infortunée, ta vie a été un long mensonge à tes propres yeux !

Je l’attends toujours… Je l’aime toujours… Et pourtant elle a compté pour rien ma souffrance et ma honte. Elle subit l’amour avilissant de ce gentilhomme pour s’épargner le dépit d’être quittée, et pour se réserver la gloire de quitter la première ! Dieu de bonté, ayez pitié d’elle et de moi !


20 janvier.

Elle n’est pas revenue ! Elle ne reviendra peut-être pas !


30 janvier.

Billet de Julie, du château de ***.

« Jacques, je pars pour l’Italie. Ne songez plus à moi. J’ai réfléchi. Vous n’auriez jamais pu m’aimer sans vouloir me dominer et m’humilier. Je domine et j’humilie Félix. J’ai encore besoin de cette vengeance pendant quelque temps. Ne croyez pas que je sois heureuse : vingt fois par jour je suis comme prête à me tuer ! Mais je veux mourir debout, vois-tu, et non pas vivre à genoux. J’ai trop bu dans cette coupe du repentir et de la pénitence, je ne veux pas surtout que la main d’un amant la porte à mes lèvres. »

CAHIER No 1. — TRAVAIL.

1er mai.

Mon ouvrage est fort avancé, et la question des femmes est à peu près résolue pour moi. Êtres admirables et divins, vous ne pouvez grandir que dans la vertu, et vous abjurez votre force en perdant la sainte pudeur. C’est un frein d’amour et de confiance qu’il fallait à votre expansion puissante, et nous vous avons forgé un joug de crainte et de haine ! Nous en recueillons les fruits. Oh ! qu’ils sont amers à nos lèvres et aux vôtres !