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ISIDORA.

miroir, ce conseiller sévère, sur lequel les hommes ont dit et écrit tant de lieux communs satiriques, je m’effrayais d’une ride naissante et de quelques cheveux qui blanchissaient ; mais, tout d’un coup, j’en ai pris mon parti, je n’ai même plus songé à m’assurer des ravages du temps, et, le jour où je me suis dit que j’étais vieille, je me suis trouvée jeune pour une vieille. Et puis, je crois que, précisément, toutes ces railleries de l’autre sexe, à propos des beautés qui s’en vont et qui se pleurent, m’ont donné un accès de fierté victorieuse. J’ai compris profondément cette ingratitude des hommes qui, après avoir adulé notre puissance, l’insulte et la raille dès qu’elle nous échappe. Et j’ai trouvé qu’il fallait être bien avilie pour regretter ce vain hommage dont la fumée dure si peu. Enfin, raison ou lassitude, je me sens réconciliée avec la vieille femme.

La vieille femme ! Eh bien, oui, c’est une autre femme, un autre moi qui commence, et dont je n’ai pas encore à me plaindre. Celle-là est innocente de mes erreurs passées ; elles les ignore parce qu’elle ne les comprend plus, et qu’elle se sent incapable de les imiter. Elle est douce, patiente et juste, autant que l’autre était irritable, exigeante et rude. Elle est redevenue simple et quasi naïve, comme un enfant, depuis qu’elle n’a plus souci de vaincre et de dominer.

Elle répare tout le mal que l’autre a fait, et, par-dessus le marché, elle lui pardonne ce que l’autre, agitée de remords, ne pouvait plus se pardonner à elle-même. La jeune tremblait toujours de retomber dans le mal, elle le sentait sous ses pieds et n’osait faire un pas. La vieille marche en liberté et sans craindre les chutes, car rien ne l’attire plus vers les précipices.

Ne croyez pourtant pas, mes amis, que je vais me composer un rôle, une figure, un costume, un esprit de circonstance. Il y a un genre de coquetterie que je déteste plus que la pire coquetterie des jeunes femmes, c’est celle des vieilles. Je veux parler de ces ex-beautés qui se réfugient dans la grâce, dans l’esprit, dans l’aménité caressante. Je connais ici une marquise de soixante ans dont l’éternel sourire et la banale bienveillance me font l’effet d’une prostitution de l’âme.

Certes c’est là une grande comédienne et qui dissimule bien ses regrets. Elle affecte d’aimer les jeunes gens des deux sexes d’une tendre affection, d’être la maman à tout le monde, de faire tous les frais de gaieté des réunions, d’amener des rencontres, de nouer des mariages, de se rendre indispensable en recevant toutes les confidences, en rendant mille petits services : et, au fond du cœur, cette excellente femme est plus sèche et plus égoïste qu’on ne pense. Elle fait toutes choses en vue d’elle-même et du rôle qu’elle s’est imposé. Elle n’a pas pu rompre avec le succès, et elle poursuit sa carrière de reine des cœurs sous une forme nouvelle. Elle est jalouse de quiconque fait quelque bien, et j’ai failli être brouillée avec elle pour avoir adopté Agathe. Elle voulait l’accaparer, en faire l’ornement de son salon, frapper les esprits par la production au grand jour de cette modeste fille, pour arriver à la marier sottement à quelque vieux patricien, ex-comparse dans son cortège d’adorateurs. Elle eût trouvé moyen de faire grand bruit avec cela, et d’abandonner la pauvrette, comme elle a fait de tant d’autres, quand elles ont eu assez brillé près d’elle, à son profit.

Non, non, jamais je n’imiterai cette marquise, et quand, d’un air doucereusement cruel, elle m’honore de ses avis et me cite son propre exemple pour m’engager à vieillir agréablement, je me détourne pour ne pas respirer son souffle glacé. Oh ! je ne prendrai pas votre petit sentier parfumé de roses fanées, ma charmante vieille ! Je suis vieille tout de bon, je le sens, je m’en réjouis, j’en triomphe tranquillement au fond de l’âme. Je n’ai pas besoin de jouer votre comédie. Je n’aime plus les hommes, moi ! Je n’ai plus besoin de leurs louanges, j’en ai eu assez, et je sais ce qu’elles valent. Je trouve la vieillesse bonne et acceptable, mais elle m’arrive sérieuse et recueillie, non folâtre et remuante. J’ai encore du cœur, et je veux conserver ce bon reste en ne le gaspillant pas dans de feintes amitiés.

Pardonnez-moi une métaphore qui me vient. Je me figure la jeunesse comme un admirable paysage des Alpes. Tout y est puissant, grandiose, heurté. À côté d’une verdure étincelante, un bloc de pâles neiges et de glaces aiguës a coulé dans le vallon, et les fleurs qui viennent d’éclore là, meurent au sein de l’été, frappées au cœur par une gelée soudaine et intempestive. Des roches formidables pendent sur de ravissantes oasis et les menacent incessamment. De limpides ruisseaux coulent silencieusement sur la mousse ; puis, tout à coup, le torrent furieux qu’ils rencontrent, les emporte avec lui et les précipite avec fracas dans de mystérieux abîmes. La clochette des troupeaux et le chant du pâtre sont interrompus par le tonnerre de la cascade ou celui de l’avalanche : partout le précipice est au bord du sentier fleuri, le vertige et le danger accompagnent tous les pas du voyageur, que les beautés incomparables du site enivrent et entraînent. Une nature si sublime est sans cesse aux prises avec d’effroyables cataclysmes ; ici le glacier ouvre ses terribles flancs de saphir et engloutit l’homme qui passe ; là les montagnes s’écroulent, comblent le lac et la plaine, et, de tout ce qui souriait ou respirait hier à leurs pieds, il ne reste plus ni trace ni souvenir aujourd’hui… Oui, c’est là l’image de la jeunesse, de ses forces déréglées, de ses bonheurs enivrants, de ses impétueux orages, de ses désespoirs mortels, de ses combats, et de toute cette violente destruction d’elle-même qu’enfante l’excès de sa vie.

Mais la vieillesse ! je me la figure comme un vaste et beau jardin bien planté, bien uni, bien noble à l’ancienne mode… un peu froid d’aspect, quoique situé à l’abri des coups de vent. C’est encore assez grand pour qu’on y essaie une longue promenade, mais on aperçoit les limites au bout des belles allées droites, et il n’y a point là de sentiers sinueux pour s’égarer.

On y voit encore des fleurs ; mais elles sont cultivées et soignées, car le sol ne les produit point sans les secours de la science et du goût.

Tout y est d’un style simple et sévère, point de statues immodestes, point de groupes lascifs. On ne s’y poursuit plus les uns les autres pour s’étreindre et pour lutter : on s’y rencontre, on s’y salue, on s’y serre la main sans rancune et sans regret. On n’y rougit point, car on a tout expié en passant le seuil de cette noble prison dont on ne doit plus sortir ; et l’on s’y promène ou l’on s’y repose, consolé et purifié, jouissant des tièdes bienfaits d’un soleil d’automne. Si, du haut de la terrasse abritée, le regard plonge dans la région terrible et magnifique où s’agite la jeunesse, on se souvient d’y avoir été, et on comprend ce qui se passe là d’admirable et d’insensé ; mais malheur à qui veut y redescendre et y courir : car les railleries ou les malédictions l’y attendent ! Il n’est permis aux hôtes du jardin que d’étendre les mains vers ceux qui dansent sur les abîmes, pour tâcher de les avertir ; et encore, cela ne sert-il pas à grand’chose, car on ne s’entend pas de si loin.

Voilà mon apologue. Passez-m’en la fantaisie, je me sens plus à l’aise depuis que je me suis planté ce jardin.

Mais c’est bien assez philosopher et rêver. Il faut que je vous parle d’Agathe, de cette pauvre orpheline que j’ai adoptée, qui entrait chez moi comme femme de chambre, et dont j’ai fait ma fille, ni plus ni moins.

Je vous ai déjà dit qu’elle était fille d’un pauvre artiste qui l’avait fort bien élevée, mais qui, en mourant, l’avait laissée dans le plus complet abandon, dans la plus profonde misère.

Je n’avais jamais songé à adopter un enfant, je n’avais jamais regretté de n’en point avoir.

Il ne me semblait point que j’eusse le coeur maternel, et peut-être eussé-je manqué de tendresse ou de patience pour soigner un petit enfant. Lorsque cette Agathe est entrée chez moi, j’étais à cent lieues de prévoir que je me prendrais pour elle d’une incroyable affection. Je fus frappée de sa jolie figure, de son air modeste, de son accent distingué, et je me premis d’en faire une heu-