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JACQUES.

pecte plus saintement les biens que Dieu lui accorde ? Combien je prise ce diamant que je possède, et autour duquel je souffle sans cesse pour en écarter le moindre grain de poussière ! Oh ! qui le garderait plus soigneusement que moi ? Mais les enfants savent-ils quelque chose ? Moi, du moins, je puis comparer le passé au présent, et si quelquefois je souffre doublement pour avoir déjà beaucoup souffert, plus souvent encore j’apprends par cette comparaison à savourer le bonheur présent. Fernande croit que tous les hommes savent aimer comme moi ; moi, je sens que les autres femmes ne savent pas aimer comme elle. C’est moi qui suis le plus juste et le plus reconnaissant. Mais, encore une fois, il en doit être ainsi. Hélas ! le temps du bonheur serait-il déjà passé ? celui du courage serait-il venu ? Oh ! non, non, pas encore ; ce serait trop vite. Que l’un préserve l’autre, et que le bonheur récompense le courage !

XXV.

DE CLÉMENCE À FERNANDE.

Je suis plus affligée que surprise de ce qui t’arrive ; tes chagrins me paraissent la conséquence inévitable d’une union mal assortie. D’abord ton mari est trop âgé pour toi, ensuite tu as pris ta position tout de travers. Il eût été possible à une femme dont le caractère serait calme et un peu froid de s’habituer aux inconvénients que je t’avais signalés, et qui ne se sont que trop réalisés ; mais, pour une petite tête exaltée comme la tienne, un homme aussi expérimenté que M. Jacques est le pire mari que tu pouvais rencontrer. Ce n’est pas que je rejette sur lui la faute de tout ce qui s’est passé entre vous ; il me semble que c’est lui qui a constamment raison, et voilà pourquoi je te plains : ce qu’il y a de plus triste au monde, c’est d’être condamné, par sa position et par la force des choses, à avoir constamment tort. Cet amour enthousiaste que tu t’es évertuée à ressentir pour lui est un sentiment hors nature, et destiné à s’éteindre tout à coup comme un feu de paille ; mais avant d’en venir là il te fera cruellement souffrir, et, quelque patient que soit ton mari, il te rendra insupportable à ses yeux. Il me semble, à moi, que la passion est tout à fait contraire à la dignité et à la sainteté du mariage. Tu t’es imaginé que tu inspirais cette passion à ton mari ; j’en doute fort : je crois que tu auras pris pour l’enthousiasme les caresses véhémentes qu’un mari prodigue dès les premiers jours à sa femme, quand elle est, comme toi, toute jeune et remarquablement jolie. Mais sois sûre que toutes les extases de ton cerveau, toutes les illusions de ton âme, ne sont plus du goût d’un homme de trente-cinq ans, et que, du jour où, au lieu de contribuer à ses plaisirs, elles lui causeront du trouble et de l’ennui, il te dessillera les yeux, peut-être un peu brusquement. Tu seras au désespoir alors, pauvre Fernande, et il n’aura fait qu’une chose très-simple et très-légitime ; car de quel droit viens-tu, avec tes folies et tes caprices, empoisonner la vie d’un homme qui était libre et tranquille, et qui t’a recherchée en mariage pour te faire participer à son bien-être, et non pour t’ériger en souveraine jalouse et impérieuse ? Je vois déjà que tu as le talent de le rendre assez malheureux ; cette manière de l’épier, de scruter toutes ses pensées, d’interpréter toutes ses paroles, doit faire de ton amour un fléau. Et pourtant, Fernande, personne n’était plus douce et plus facile à vivre que toi ; nul caractère n’est plus éloigné du soupçon et de la tyrannie ; nul cœur peut-être n’est plus généreux et plus juste, mais tu aimes, et voilà l’effet de l’amour sur les femmes quand elles ne savent pas se vaincre. Prends garde à toi, ma chère ; je te parle bien durement, bien cruellement, mais tu cherches l’appui de ma raison, et je te l’offre d’une main ferme. Je t’ai déjà dit que, le jour où la vérité te serait trop rude à supporter, tu n’avais qu’à cesser de m’écrire, et que je comprendrais ton silence. Je ne chercherai jamais à te guérir malgré toi, je ne suis pas une marchande de conseils. Adieu, ma petite amie ; tâche de te guérir de l’exagération, ou tu es perdue.

XXVI.

DE SYLVIA À JACQUES.

Tu as raison, Jacques, de ne pas t’effrayer beaucoup de ces légers nuages. Je ne sais pas si tu dois aimer éternellement Fernande ; je ne sais pas si l’amour est, de sa nature, un sentiment éternel ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’avec des caractères aussi nobles que les vôtres il doit avoir un cours aussi long que possible, et ne pas se flétrir dès les premiers mois. Je vois que des caractères plus mal assortis, et moins dignes l’un de l’autre, se tiennent embrassés durant des années et ont une peine extrême à se détacher. Toi-même tu l’as éprouvé ; tu as aimé des femmes beaucoup moins parfaites que Fernande, et tu les as aimées longtemps avant de commencer à souffrir et à te dégoûter. Il me semble donc impossible que la chute du premier grain de sable ait déjà troublé ton amour, et que ton lac ne redevienne pas tranquille et pur. Peut-être que deux grands cœurs ont plus de peine à s’entendre que lorsqu’un des deux fait à lui seul tous les frais de la sympathie. Peut-être qu’avant de se livrer entièrement, et de s’abandonner l’un à l’autre, ils ont besoin de s’essayer, de briser quelques aspérités qui les repoussent encore. Un grand bonheur, une longue passion, doivent être achetés au prix de quelques souffrances. Quand on plante un arbre vigoureux, il souffre et se flétrit pendant quelques jours avant de s’accoutumer au terrain et de montrer la force qu’il doit acquérir. Les petites douleurs de ton amie prouvent l’excessive délicatesse de son amour. Je voudrais être aimée comme tu l’es. Garde-toi donc de te plaindre ; surmonte un peu ta fierté, s’il le faut, et consens, non à mentir, mais à t’expliquer. Tu fais injure à Fernande en croyant qu’elle ne comprendrait pas ; elle serait flattée de te voir condescendre aux faiblesses de son sexe et aux ignorances de son âge ; elle s’efforcerait de marcher plus vite vers toi et d’arriver à ton point de vue. Que ne peut pas une âme comme la tienne et une parole si éloquente quand tu daignes parler ! Oh ! ne t’enferme pas dans le silence ! tu n’as pas besoin de ta force avec cet être angélique qui est à genoux déjà pour t’écouter. Rappelle-toi ce que j’étais quand je t’ai connu, et ce que tu as fait de cette âme qui dormait informe dans le chaos. Que serais-je si tu n’étais descendu jusqu’à moi, si tu ne m’avais révélé ce que tu sais de Dieu, des hommes et de la vie ? Ne t’ai-je pas compris ? n’ai-je pas acquis quelque grandeur, moi qui n’étais qu’une enfant sauvage, incapable de bien et de mal par moi-même au milieu des ténèbres de mon ignorance ? Souviens-toi des longues promenades que nous faisions ensemble sur les Alpes, au temps des vacances. Avec quelle avidité je t’écoutais ! comme je rentrais dans mon couvent éclairée et sanctifiée ! Ô mon brave Jacques ! quel être sublime ne pourras-tu pas faire de celle qui est ta femme et qui possède ton amour ! Je te prédis une grande destinée avec elle ! Essuie ses belles larmes, ouvre-lui tous les trésors de ton âme : je vivrai de votre bonheur.

XXVII.

D’OCTAVE À SYLVIA

Pourquoi donc avez-vous tant tardé à m’écrire cette lettre qui nous eût épargné tant de maux, et pourquoi, si Jacques est votre frère, avez-vous tant hésité à me l’avouer ? Quel être incompréhensible êtes vous, Sylvia, et quel plaisir trouvez-vous à nous faire souffrir vous et moi ? C’est en vain que je vous contemple et que je vous étudie ; il y a des jours où je ne sais pas encore si vous êtes la première ou la dernière des femmes ; je me demande si votre fierté signifie la vertu la plus sublime ou l’effronterie du vice hypocrite. Ah ! ne m’accablez pas de vos froides et méprisantes railleries. Ne me dites pas