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LUCREZIA FLORIANI.

— Où allez-vous si vite ? leur dit-elle en prenant la main à l’un et à l’autre ; on met les chevaux à ma voiture, et Célio, qui mène à ravir, se fait grande fête d’être votre cocher jusqu’à Iseo. Je ne veux pas que vous traversiez le lac à cette heure ; il y a encore une petite brume fraîche et très-malfaisante, non pas pour toi, Salvator, mais pour ton ami qui ne se porte pas très-bien. Non ! vous n’êtes pas bien, monsieur de Roswald ! ajouta-t-elle en reprenant la main de Karol, et en la retenant dans les siennes avec la candeur d’un instinct maternel. J’ai été frappée, tout à l’heure, de la chaleur de votre main, et je crains que vous n’ayez un peu de fièvre. Les nuits et les matinées sont froides, ici ; rentrez, rentrez, je le veux ! Pendant que vous prendrez le chocolat, la voiture sera prête, vous vous y renfermerez bien, et vous aurez, à Iseo, le premier rayon du soleil, qui dissipera la mauvaise influence du lac.

— Il est donc vrai que votre miroir, chère sirène, a une influence un peu perfide ? dit Salvator en se laissant ramener dans l’intérieur de la maison. Mon ami prétendait, dès hier, s’en apercevoir, et moi je n’y croyais point.

— Si c’est le lac que tu appelles mon miroir, cher Ulysse, répondit Lucrezia en riant, je te dirai qu’il est comme tous les lacs du monde, et que quand on n’est pas né sur ses rives, il faut s’en méfier un peu. Mais je n’aime pas la sécheresse de cette main, dit-elle en interrogeant le pouls de Karol, de cette petite main, car c’est la main d’une femme… Che manina ! ajouta-t-elle en se tournant vers Salvator avec naïveté : mais prends-y garde ! ton ami n’est pas bien. Je m’y connais, moi, mes enfants n’ont jamais eu d’autre médecin que moi.

Salvator voulut à son tour tâter le pouls du prince : mais celui-ci affecta de prendre un peu d’humeur de cette inquiétude. Il retira brusquement des mains du comte, celle qu’il avait abandonnée en tremblant à la Floriani. — Je t’en prie, mon bon Salvator, dit-il, n’essaie pas de me persuader que je suis malade, et ne me rappelle pas trop que je ne suis jamais en bonne santé. J’ai assez mal dormi ; je suis un peu agité, et voilà tout. Le mouvement de la voiture me remettra. La signora est trop bonne, ajouta-t-il du bout des dents et d’un ton un peu sec, qui semblait dire : « Je vous serais fort obligé de me laisser partir au plus vite. »

La Floriani fut frappée de son accent : elle le regarda avec surprise, et crut voir dans la brièveté de sa parole un nouvel indice de fièvre. Il avait une forte fièvre, en effet, mais la bonne Lucrezia était à cent lieues de s’imaginer que le siége du mal était dans l’âme, et qu’elle en était la cause.

Une collation était servie. Pendant que Salvator se laissait aller à son bon appétit ordinaire, Karol prit du café à la dérobée. Rien ne lui était plus contraire dans ce moment-là, et il n’en prenait jamais. Mais il se sentait défaillir si rapidement qu’il voulait absolument se donner une force factice pour s’en aller sans laisser voir son profond malaise.

En effet, il crut se sentir mieux après avoir pris cet excitant, et, en voyant Salvator qui s’oubliait à dire une foule de tendresses à la Floriani, il éprouva une vive impatience ; il eut bien de la peine, même, à ne pas l’interrompre par des paroles de dépit. Enfin, la voiture roula sur le sable devant la maison, et le beau Célio, bondissant de plaisir, prit les guides de deux jolis petits chevaux corses qui traînaient une calèche légère. Un domestique, attentif et dévoué, était assis à ses côtés, sur le siége.

Au moment de quitter Lucrezia, le comte Albani, qui l’aimait véritablement, éprouva un chagrin et un redoublement d’affection qui se manifestèrent en caresses expansives, suivant son habitude. Après lui avoir mille fois demandé pardon tout bas, il s’arracha à une émotion qui réveillait, malgré lui, la pensée de ses torts, car il prenait un singulier plaisir à embrasser les joues calmes, les douces mains et le cou velouté de sa belle amie. Elle, sans pruderie, comme sans coquetterie, souffrait ces adieux voluptueux et tendres, avec un peu trop d’obligeance ou de distraction au gré de Karol, et, en ce moment, il lui sembla qu’il la haïssait. Pour ne pas voir la dernière embrassade, qui fut presque passionnée de la part de son ami, il se jeta au fond de la voiture et détourna la tête. Mais, au moment où la voiture partait, il rencontra le visage de Lucrezia tout auprès de la portière. Elle lui adressait un adieu amical, et lui tendait une boîte de chocolat qu’il prit machinalement avec un profond salut glacé, et qu’il jeta ensuite avec humeur sur la banquette devant lui.

Salvator ne vit point ce mouvement. À moitié hors de la voiture, il envoyait encore des baisers à la Floriani et à ses petites-filles, qui, sortant de leurs lits, et à demi vêtues, lui faisaient de gracieux signes avec leurs jolis bras nus.

Quand il ne vit plus que les arbres et les murs de la villa, il sentit son bon cœur italien, volage mais sincère, se gonfler et se fendre. Il couvrit sa figure de son mouchoir et versa quelques larmes. Puis, honteux de cette faiblesse, et craignant qu’elle ne semblât ridicule au prince, il essuya ses yeux et se tourna vers lui avec un peu d’embarras, pour lui dire :

— N’est-ce pas, voyons, que la Floriani n’est pas ce que tu croyais ?

Mais la parole expira sur ses lèvres, lorsqu’il vit la figure contractée et la pâleur livide de son ami. Karol avait les lèvres blanches comme ses joues, les yeux fixes et ternes, les dents serrées. Salvator l’appela et le secoua en vain ; il ne sentait et n’entendait rien : il avait perdu connaissance. Pendant quelques instants, Salvator espéra le ranimer en lui frottant les mains. Mais, voyant qu’il était glacé et comme mort, il fut pris d’une grande terreur. Il appela Célio, fit arrêter la voiture, ouvrit toutes les portières pour donner de l’air. Tout fut inutile ; Karol ne donnait d’autre signe de vie que des frissons étranges et des soupirs oppressés.

Le petit Célio, qui avait le courage et la présence d’esprit de sa mère, remonta sur le siège, fouetta les chevaux, et ramena le prince Karol dans cette maison où la fatalité avait décidé qu’il connaîtrait une existence nouvelle.

XI.

Vous avez bien prévu, à la fin du chapitre précédent, chers lecteurs, que le prince de Roswald allait faire une maladie qui le forcerait de rester à la villa Floriani. L’incident n’est pas neuf, j’espère, et c’est pour cela que je ne le passe point sous silence.

Et si je vous en faisais mystère, comment la suite de cette histoire serait-elle vraisemblable ? Il est bien évident que, s’il y a quelque chose de fatal dans les grandes passions, l’accomplissement de cette fatalité s’explique et s’appuie toujours sur des circonstances très-naturelles. Si, par des symptômes précurseurs de la maladie, si, par l’accablement et le désordre de la maladie elle-même, Karol n’eût été prédisposé et contraint à subir l’influence de la passion, il est probable qu’il eût résisté aux atteintes de cette passion bizarre et insensée.

Il n’y résista pas, parce qu’il fut en effet très-malade, et que, pendant plusieurs semaines, la Floriani ne quitta presque pas son chevet. Cette excellente femme, autant par amitié pour Salvator Albani que pour obéir à un sentiment de religieuse hospitalité, se fit un devoir de soigner le prince, comme elle l’eût fait pour son meilleur ami ou pour un de ses propres enfants.

La Providence envoyait réellement à Karol, dans cette épreuve, la personne la plus capable de l’assister et de le sauver. Lucrezia Floriani avait un instinct presque merveilleux pour juger de l’état des malades et des soins à leur donner. Cet instinct était peut-être seulement de la mémoire. Elle avait été, dans cette même maison dont elle était maintenant la châtelaine, servante, oui, simple servante, à dix ans, de sa marraine, madame Ranieri, femme débile et nerveuse qu’elle avait soignée avec un amour, un dévouement et une intelligence au-