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KOURROGLOU.

lance les deux étoiles jusqu’au moment où elles se rencontreront. Alors tu verras la surface de l’eau se couvrir d’une écume blanche. Prends ce vase que j’ai apporté tout exprès, tu y recueilleras soigneusement l’écume et me l’apporteras sans délai. »

Quand la nuit désignée fut venue, Roushan remplit toutes les instructions de Mirza-Serraf, et déjà il revenait avec le vase plein de l’écume mystérieuse ; mais elle était si blanche, si légère et si fraîche, que le jeune homme inexpérimenté ne put résister à la tentation : il avala l’écume. « J’ai accompli toutes tes prescriptions, dit-il à son père ; l’écume cependant ne s’est pas montrée sur l’eau de la source. » Mirza-Serraf répondit : « L’écume a paru sur l’eau de la source ; j’en suis certain. Confesse la vérité, qu’en as-tu fait ? »

Roushan était sincère ; il avoua sa faute. Alors le vieillard, frappant son genou avec ses deux mains : « Qu’as-tu fait, malheureux ? s’écria-t-il. Sois maudit, et puisse ta maison tomber sur ta tête ! Tu m’as ravi le bonheur de te revoir. Cette écume était un remède précieux et unique, un collyre qui avait la puissance de guérir ma cécité. J’en aurais employé une portion pour moi, et je t’eusse laissé boire le reste. Mais les décrets du sort sont irrévocables ; tu deviendras un guerrier invincible et moi je mourrai aveugle. Tout est consommé, maintenant. » Le pauvre vieillard commença alors à dicter ses dernières volontés. « Mes jours sont comptés, dit-il, désormais tu prendras le nom de Kourroglou, le fils de l’aveugle. Tes vers et tes actions seront attachés pour toujours à ce surnom. Maintenant conduis-moi à Mushad, sur le dos de Kyrat[1], car c’est ainsi que tu devras nommer ton cheval. »

Kourroglou plaça son vieux père derrière lui, et marcha vers la ville sacrée de Mushad, où ils arrivèrent en peu de temps, grâce à la vigueur surnaturelle de leur cheval. Ce fut dans cette ville qu’ils embrassèrent la foi d’Ali, et, d’impies sunnites qu’ils étaient, devinrent sheahs et vrais croyants. Ce fut là aussi que Mirza-Serraf mourut, et voici quelles furent ses dernières paroles : « Aussitôt que je serai mort, rends-toi dans la province d’Aderbaïdjan, dont le schah de Perse est souverain. Il voudra t’attirer à sa cour, n’y va pas, mon fils ; mais ne te révolte pas non plus contre lui. »

Il dit et il expira.

DEUXIÈME RENCONTRE.

Nous avons traduit textuellement la première rencontre pour donner au lecteur une idée juste de la forme de ce récit. M. Chodzko déclare dans sa préface, en qualité d’étranger, qu’il n’a point prétendu faire de sa transcription une œuvre de style pour la langue anglaise. Nous ne possédons pas assez cette langue pour adresser des critiques à M. Chodzko ; mais nous la lisons assez pour espérer n’avoir point fait de contre-sens, et pour nous être assuré que les rapsodies des Kourroglou-Khans ne pouvaient pas nous être transmises avec plus de concision, de franchise et de simplicité. Nous ne savons pas non plus si le style de M. Chodzko a la véritable couleur orientale ; mais on a pu voir par ce qui précède (rendu mot à mot autant que possible) que c’est une couleur nette, hardie, sans recherche, sans affectation, sans aucune coquetterie déplacée pour chercher à flatter le goût européen. C’était, je crois, la vraie manière et la seule bonne.

La seconde rencontre est consacrée à faire rencontrer en effet, Kourroglou et le terrible bandit Daly-Hassan. Ce dernier prétend avoir le monopole du pillage et du meurtre. Il rit de pitié en voyant un ennemi si jeune venir tout seul pour le défier, au milieu de quarante de ses meilleurs garnements. « Le monde entier retentit de ma gloire, s’écrie Daly-Hassan, qui ne se pique pas de modestie ;

« Et le pauvre diable ose me barrer le chemin ? — Misérable ! lui répond Kourroglou ; tu ne t’es jamais battu qu’avec des agneaux : tu ne sais pas encore ce que c’est qu’un bélier. »

Le bélier est apparemment chez cette race de pasteurs le type du courage et de la force ; car Kourroglou, qui n’est pas modeste non plus, se compare de préférence à cet animal dans ses fréquentes vanteries, et quand il a dit : « Je suis Kourroglou le bélier, » il a tout dit.

Daly-Hassan ne se presse pas d’entamer le combat. Les bravades de son ennemi l’amusent, et il lui permet d’improviser et de chanter les stances qui lui viennent à l’esprit, comme dit Kourroglou en semblable occasion. Ces stances sont toujours belles d’énergie sauvage, et le refrain de celles-ci est un cri d’impatience, « Ne combattrons-nous donc pas aujourd’hui ? » En voici une qui ne manque pas de caractère :

« Montre-moi un homme qui puisse tendre mon arc ! Montre-moi un homme qui, comme un bélier, vienne frapper sa tête contre mon bouclier ! Je puis broyer l’acier entre mes dents et le cracher contre le ciel. Oh ! ne combattrons-nous donc pas aujourd’hui ? »

Pendant que Kourroglou chante ses strophes, Daly-Hassan examine Kyrat, l’incomparable Kyrat, le fils de l’étalon-spectre, le coursier fidèle, l’ami, le porte-bonheur de Kourroglou, et il en devient épris. « Fais-moi présent de ton cheval, dit-il, et je m’abstiendrai de verser ton sang. » Kourroglou répond par de nouvelles provocations, et le combat s’engage. En un clin d’œil vingt des compagnons de Daly-Hassan sont expédiés aux enfers, les vingt autres prennent la fuite à travers le désert. Daly-Hassan reste seul ; dévoré de rage, il se précipite sur son ennemi ; mais Kourroglou lui fait mordre la poussière, pousse un cri comme celui d’un aigle, descend de cheval, et s’asseyant sur sa poitrine, tire tranquillement son khandjar pour lui couper la tête. Daly-Hassan se prend à pleurer. « Misérable bâtard ! lui dit Kourroglou, es-tu donc celui qui depuis sept ans faisait l’effroi de ces contrées ? Tu n’es qu’une femme pusillanime. Lâche ! tu verses des larmes pour une cuillerée de sang ! »

« Guerrier invincible, lui répond Daly-Hassan, j’ai juré à Dieu et à moi-même de servir fidèlement l’homme qui pourrait me renverser sur le dos. Prends-moi pour ton esclave, et dis-moi le nom de mon maître. »

Kourroglou est ému de pitié. Il se lève, rengaine son poignard, et suit Daly-Hassan dans une caverne où celui-ci le rend maître des richesses immenses qu’il a amassées durant les sept années de son brigandage. À partir de ce jour, il est le serviteur et l’ami de Kourroglou. Ils demeurent ensemble plusieurs mois dans la caverne, et n’en sortent que pour augmenter leur trésor en détroussant les voyageurs, et pour enrôler des bandits sous leurs ordres.

Quand ils ont réussi à se composer une bande de 77 hommes, ils chargent leur butin sur des chameaux et sur des mules, et, poursuivant leur voyage vers la province d’Aberdaïdjan, ils atteignent bientôt les montagnes de Kaflankhou, y laissent leurs hommes et s’en vont tous deux à la découverte pour s’assurer d’une retraite sûre. Ils trouvent dans le district de Karadag une magnifique prairie où ils s’installent avec leurs richesses et leurs compagnons. Leurs exploits répandent bientôt la terreur dans le pays, et tout homme courageux vient s’enrôler sous leur bannière.

« Il traitait ses gens comme un père, et la paie qu’il leur faisait était si libérale, qu’elle pouvait remplir le creux du bouclier de chacun d’eux. »

En peu de temps, Kourroglou se voit à la tête de 777 hommes, nombre sacré qu’il n’eût dépassé vraisemblablement que pour celui de 7777, s’il lui eût été possible dès lors d’y atteindre.

Cependant le gouverneur de la province commence à s’alarmer du voisinage de Kourroglou. Il lui dépêche un envoyé qui, sans fleur de rhétorique, lui parle ainsi :

« Qui es-tu ? Pourquoi es-tu venu ici ? Si tu désires parler au souverain d’Iran, va le trouver ; mais ne demeure pas ici plus longtemps. Si tu as quelque chose à me dire, je t’écouterai afin de savoir ce que c’est. »

  1. Un cheval bai brun.